Alors que le gouvernement était en réunion à la présidence de la République, l’armée a choisi de mettre fin à douze années d’exercice du pouvoir d’Etat par les trois leaders de la classe politique post indépendance. Le contenu de la déclaration du porte-parole des putschistes tranche radicalement avec ce que les populations étaient habituées à entendre dans cette circonstance.
Lorsqu’ils prenaient l’avion pour Dakar, en cette fin de matinée du lundi 26 octobre 1972, les étudiants dahoméens de l’Université de Dakar-Fann (aujourd’hui Université Cheick Anta Diop) ne remarquent aucun signe annonciateur du changement de régime qu’ils apprendront en début d’après-midi en arrivant dans la capitale sénégalaise. C’est à leur entrée sur le campus que leurs compatriotes inscrits au Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti), arrivés quelques jours plus tôt, leur apprendront la nouvelle. A leur grand étonnement, voire l’incrédulité de beaucoup. En effet, pendant qu’ils étaient en vol, les téléscripteurs des grandes agences de presse avaient annoncé ce cinquième coup d’Etat militaire qui intervenait au Dahomey, quelque trois mois après la commémoration des douze années de l’indépendance du pays, le 1er aout 1972.
Après avoir vécu bien des péripéties, et autres turpitudes sur tous les plans de la vie de leur jeune Etat, depuis la première prise du pouvoir par l’armée le 28 octobre 1963, les Dahoméens vivaient depuis le 10 mai 1970 « l’expérimentation » du Conseil présidentiel. Inédit dans l’histoire du jeune Etat, et même sur le continent africain, le Conseil présidentiel est la formule imaginée et proposée par les trois hommes qui, dès les premiers mois de l’indépendance, ont mis en œuvre toutes sortes d’alliances pour assurer l’hégémonie de leurs partis respectifs au sommet de l’Etat. Il s’agit de Hubert Maga, président de la République d’août 1960 à octobre 1963, de Sourou Migan Apithy et Justin Tometin Ahomadégbé élu respectivement président, et Vice- président de la République pour une expérience de bicéphalisme qui durera de janvier 1964 à décembre 1965. Considérés par leurs lieutenants et sympathisants comme « les trois leaders historiques » du Dahomey, leur retour simultané à la tête de l’Etat en mai 1970 a été un pied de nez à la hiérarchie militaire, et particulièrement le Directoire qui, de décembre 1969 à mars 1970 ; avait dirigé le pays et s’était fixé pour objectif de transmettre le pouvoir à un régime civil dont les trois hommes politiques devaient être exclus. Mais toutes les dispositions imaginées à cet effet furent éventées par les intéressés et leurs états-majors.
Pour sortir d’une situation qui commençait par devenir inextricable, le Directoire militaire ne trouva d’autre solution que d’organiser des élections générales (législatives, locales et présidentielle) qui vont se révéler une véritable menace pour l’unité nationale et la cohésion sociale. En effet, prévus pour début mars 1970, les scrutins ont été organisés département par département, et les résultats proclamés au fur et à mesure. Dans un pays où l’expression du vote est avant tout ethnique, les premiers résultats enregistrés dans les parties méridionales ont placé en tête Apithy et Ahomadégbé et leurs listes de candidats à la députation. La campagne et les votes se déroulaient dans une atmosphère caractérisée par des actes de violences qui montaient en intensité le jour du scrutin. Maga et ses partisans attendaient le tour des deux départements septentrionaux pour rattraper leur retard, quand le Directoire militaire prit la décision de suspendre les élections face aux violences devenues systématiques dans les bureaux de vote. Le 3 avril 1970, soit un mois après le début des opérations de vote, le Directoire est contraint de prononcer l’annulation définitive des élections.
A quelque trois mois de la célébration des dix années de son accession à l’indépendance, le Dahomey se trouvait dans une impasse dont les premiers auteurs étaient les trois hommes qui se considéraient comme les leaders incontournables dans la vie politique du jeune Etat. Ils vont être confortés dans cette opinion par la hiérarchie de l’armée et le Directoire militaire qui leur font appel pour trouver la porte de sortie de cet imbroglio dramatique. Suite à des concertations dont ils ont toujours gardé les secrets, les trois hommes proposent une thérapie entrée dans l’histoire sous l’appellation « Conseil presidentiel ».
Le Conseil présidentiel, c’est trois hommes à la tête de l’Etat, avec les mêmes prérogatives par l’entremise d’un gouvernement constitué de leurs fidèles lieutenants. Trois hommes qui, en dix années d’exercice du pouvoir, à travers diverses combinaisons et coalitions, n’ont pas réussi à engager le Dahomey sur la voie du développement. Le 10 mai 1970, le Directoire militaire investit Hubert Maga dans la fonction de Président du Conseil présidentiel, chef de l’Etat et du gouvernement ; pour un mandat de deux ans avant de passer le relais à Justin Ahomadégbé le 10 mai 1972. Apithy doit fermer le ban du 10 mai 1974 au 10 mai 1976. Et après ? Cette interrogation devait hanter l’esprit de nombreux citoyens depuis la mise en place du Conseil présidentiel, à la lumière de l’évolution hiératique de l’Etat au cours de cette première décennie de l’indépendance. La haute hiérarchie de l’armée, qui devait aussi se poser bien de questions en suivant la gestion des deux premières années de cette expérience inédite au sommet de l’Etat a décidé d’apporter sa réponse le 26 octobre 1972. Et de façon tout à fait inédite aussi, contrairement à ses habitudes d’irruption sur la scène politique.
…Vive la révolution
En effet, c’est en début d’après-midi, alors que le gouvernement était en réunion à la présidence de la République, que l’armée a choisi de mettre fin à douze années d’exercice du pouvoir d’Etat par les trois leaders de la classe politique post indépendance. Le contenu de la déclaration du porte-parole des putschistes tranche radicalement avec ce que les populations étaient habituées à entendre dans cette circonstance. C’est une condamnation sans appel de toute la politique mise en œuvre pendant cette première décennie de la vie de l’Etat dahoméen, et plus particulièrement des deux ans de gestion du Conseil présidentiel, qualifié de « monstre à trois têtes ». Aucun délai n’est fixé pour un retour à un pouvoir civil. Mais ce qui a le plus retenu l’attention, c’est une expression totalement iconoclaste dans la bouche d’un officier de l’armée dahoméenne. Il s’agit de « Vive la révolution », prononcée après le traditionnel « Vive le Dahomey » qui avait toujours été la péroraison des auteurs des pronunciamientos vécus jusque-là.
La constitution du gouvernement issu de ce coup d’Etat, et surtout son appellation vont être les premiers signes de cette révolution annoncée. Ses membres sont tous des officiers, militaires et gendarmes. Le décret précise bien qu’il s’agit d’un « Gouvernement militaire revolutionnaire»; le Gmr, un sigle qui va figurer dans le langage et les discours jusqu’en 1980.
Depuis l’indépendance de la colonie du Dahomey, le 1er août 1960, le mot révolution et tout ce qu’il véhicule comme concept politique et idéologique n’étaient utilisés que dans certains cercles d’intellectuels, et de jeunes militants des mouvements et organisations d’élèves et d’étudiants, en particulier le plus représentatif, l’Union générale des élèves et étudiants du Dahomey (Ugeed) née dans les années 1950. Vers le milieu des années 1960, certains de ses responsables originaires des régions septentrionales vont créer le Front d’action commun des eleves et etudiants du nord (Faceen), pour, ont-ils expliqué, prendre en compte les problèmes spécifiques que rencontraient les élèves et étudiants natifs du Borgou et de l’Atacora lors de leur scolarité aussi bien au pays qu’à l’extérieur. Il y avait aussi la Ligue nationale de la jeunesse patriotique (Lnjp) créée dans les années 1968-1970 par des jeunes cadres de l’administration – anciens responsables de l’Ugeed pour la plupart – pour participer aux débats politiques dont ils estimaient que la classe politique des années 1940-1950 ne devait plus avoir le monopole. Enfin, il faut mentionner le monde des syndicats qui, dans sa diversité, était aussi traversé par des courants liés aux diverses affiliations au plan international avec les différentes approches réformistes, révolutionnaires et religieuses. C’est essentiellement dans ces milieux que se retrouvaient les citoyens les plus critiques envers les différents régimes que le pays a connus jusqu’à cette annonce de la révolution, à partir des casernes.
Dans ce contexte politique caractérisé par des valses-hésitations qui ont fini par conduire le pays dans une situation d’immobilisme, l’annonce des putschistes de donner aux populations «l’espoir d’une aube véritablement nouvelle » est accueillie avec intérêt dans la galaxie des mouvements et organisations des intellectuels, jeunes et étudiants qui n’ont eu de cesse de pourfendre les différents régimes – civils et militaires – qui se sont succédé. Cet intérêt, mêlé de scepticisme chez certains et de franche méfiance chez d’autres, s’est accru quand le Gmr fit connaître sa volonté de faire rédiger un programme de gouvernement. Pour les sceptiques comme pour les méfiants, cette approche , quelques jours seulement après la prise du pouvoir par l’armée, traduit la volonté de la haute hiérarchie militaire d’avoir une feuille de route pour la gouvernance du pays , même si elle s’est gardée de fixer un délai pour remettre le pouvoir aux civils .Dans l’euphorie générale de la fin du «monstre à trois têtes » , le Gmr était considéré par l’écrasante majorité des citoyens comme l’alternative la plus appropriée pour sortir le
Dahomey de sa situation «d’enfant malade de l’ Afrique», qualificatif né des pratiques de la classe politique dont les ténors ont été balayés le 26 octobre 1972.
Un discours fédérateur
Pour répondre à l’appel du Gmr, deux groupes se constituent spontanément ; même si cette situation n’est pas la résultante de débats publics au sein de l’opinion. Les organisations, mouvements et associations qui se sont toujours opposés aux différents gouvernements- civils et militaires – depuis 1960 font connaitre leur volonté de ne pas s’associer, de quelque manière que ce soit, aux cercles qui ont travaillé de tout temps avec les régimes passés. Le 6 novembre 1972, le gouvernement installe la « Commission nationale spéciale » composée de plus de 30 organisations de jeunes et de travailleurs connues pour être des contestataires de la vision politique de tous les régimes de cette première décennie de l’indépendance du Dahomey. De leur côté, des cadres ayant occupé des postes de responsabilité (directeurs de cabinets ministériels en particulier) forment une autre commission pour participer à ce débat voulu par le nouveau pouvoir militaire.
C’est le 30 novembre 1972, soit 35 jours après son avènement, que le Gmr choisit pour faire connaitre le contenu de son Discours programme, et par conséquent la vision politique qui a retenu son attention par les propositions recueillies au terme de la consultation des organisations et mouvements de l’échiquier politique, économique et socioculturel. Dès les premiers mots du chef du Gmr, c’est l’explosion de joie parmi les membres de la « Commission nationale spéciale » :
« La caractéristique fondamentale et la source première de l’arriération de notre pays est la domination étrangère. L’histoire de cette domination est celle de l’oppression politique, de l’exploitation économique, de l’aliénation culturelle, de l’épanouissement des contradictions régionales et interrégionales et intertribales. Mais c’est aussi l’histoire de la longue lutte du peuple militant de notre pays qui, le 26 octobre 1972, marque une rupture radicale avec le passé et amorce une politique nouvelle d’indépendance nationale dont la base et la finalité restent ses intérêts et sa personnalité. » Dans la bouche d’un militaire, et dans le contexte de cette première décennie de l’indépendance du Dahomey, ces premières phrases, si elles ne pouvaient pas suffire à justifier « le vive la Révolution » de la proclamation du coup d’Etat, annonçaient des lendemains qui ne seront pas pareils à ceux vécus après les précédentes prises du pouvoir par l’armée.
A travers le Discours programme de construction nationale, les irréductibles opposants à tous les régimes depuis 1960 ont réussi à faire leur unité. Son contenu reprend toutes les préoccupations de tous les mouvements et organisations restés constants dans leurs dénonciations des « gouvernements de démission nationale « dont Maga, Apithy et Ahomadégbé sont considérés comme les figures emblématiques. Historiquement, le Discours programme constitue une étape marquante dans les luttes des mouvements et associations de jeunes et étudiants, des organisations syndicales qui, dès les premières années de l’indépendance du Dahomey, ont combattu la classe politique post indépendance, chacun dans ses sphères d’influence. On peut donc affirmer que, de manière globale, leur adhésion à la politique que compte mettre en œuvre le Gmr était acquise.
La mobilisation générale
L’année 1973 va être caractérisée par la mobilisation générale pour la mise en place des structures de base de l’organisation dont la mission sera de veiller à la mise en œuvre sur le terrain du Discours programme sur les plans politique, économique et socioculturel. Cette organisation, c’est le Conseil national de la révolution (Cnr). Créé par l’ordonnance 73-63 du 14 novembre 1973, il regroupe, presque à parité, plus de soixante membres dont une trentaine de militaires (officiers supérieurs et sous-officiers) et des représentants de mouvements de jeunes, des femmes et des syndicats représentatifs de leur secteur d’activité. Avec les développements successifs que va connaitre le pays, le Cnr va se révéler comme une assemblée délibérative pour veiller à la fois à la prise des décisions en rapport avec l’application du Discours programme et leur exécution par les structures gouvernementales concernées.
La volonté pour l’édification «d’une société où il fait bon vivre pour chacun et pour tous » était manifeste dans les premières mesures qui sont annoncées. Pour le Gmr et le Cnr, il s’agit d’aller au-delà de la profession de foi, de poser des actes pour montrer que les auteurs du coup d’Etat et leurs soutiens sont porteurs d’une véritable vision pour le développement du pays. Au sein du Cnr, à côté des militaires, les membres des organisations et mouvements des jeunes et des femmes, les dirigeants des syndicats représentaient des courants politiques et idéologiques qui avaient été contraints à des formes de clandestinité dans l’expression de leurs idées pendant ces douze premières années de l’indépendance du Dahomey. Le débat sur le contenu de la révolution prônée par la hiérarchie militaire était intense. Rapidement, la question de la création d’un parti, plus exactement du Parti indispensable pour porter au plan idéologique la vision révolutionnaire, s’est imposée. C’est le début des prises de position qui vont finir par se cristalliser au cours des deux années qui vont suivre.
1974 est l’année où les incompréhensions dans un premier temps, puis la radicalisation des positions s’affichent dans la galaxie des mouvements et organisations qui jusque-là ont affiché un soutien sans réserve pour les uns, et les autres une attitude critique dans l’analyse des actes posés par le Gmr. On peut même parler de mésintelligence, même si le débat se fait dans des cadres bien structurés. C’est ainsi que se tient à Parakou les 12, 13, et 14 janvier 1974, le congrès qui donne naissance à la Jeunesse unie anti-impérialiste du Dahomey (Jud). C’est une nouvelle organisation créée pour traduire la volonté d’une frange non négligeable des mouvements de jeunes (élèves et étudiants en particulier) de garder leur autonomie, et surtout la liberté de pensée vis-à- vis du Gmr et du Cnr. Ils sont issus de l’Ugeed et du Faceen qui entendaient ainsi se démarquer de la Lnjp dont ils n’ont pas hésité, en des termes vifs, le soutien au Gmr. Le 3 avril 1974, le ministre de l’Intérieur prononce la dissolution de la Jud, dans la foulée d’une session extraordinaire du Cnr qui avait inscrit à son ordre du jour « la création d’une Jeunesse unique pour le Dahomey», approche soutenue par la Lnjp. C’est la rupture avec des composantes significatives du Mouvement démocratique pour qui le 26 octobre 1972 devient désormais le début d’une nouvelle phase de luttes à venir dans le contexte politique qui va progressivement se mettre en place.
Dans ce contexte politique de plus en plus volatil, va intervenir le 30 novembre 1974 la proclamation, avec une certaine solennité, du « Socialisme scientifique comme voie de développement» et du « Marxisme –léninisme comme guide philosophique » pour le processus en marche depuis deux années. La place Goho, à Abomey pour annoncer cette décision n’a sûrement pas été choisie au hasard. Dans l’histoire de la résistance à la conquête coloniale, c’est un lieu symbolique réhabilité par l’érection d’un monument à la mémoire du roi Béhanzin, proclamé par la même occasion Héros national par le Gmr. Pour les soutiens affichés du régime en phase de consolidation, la décision est saluée, mais dans les camps des sceptiques et des oppositions, plus ou moins déclarées, c’est le signe annonciateur de difficultés auxquelles le pays va être confronté à cause de cette option qui fait du Dahomey, le deuxième pays d’Afrique officiellement marxiste-léniniste après le Congo-Brazzaville.
Le tournant majeur, et surtout radical intervient le 30 novembre 1975 avec les deux annonces faites en direct sur les ondes de la radiodiffusion nationale, le jour de la proclamation du Discours programme qui va être désormais choisi comme Fête nationale. Il y a d’abord la révélation du nouveau nom du pays : la République populaire du Bénin (Rpb) ; en adéquation parfaite avec l’orientation politique et idéologique annoncée une année plus tôt. Et dans la foulée, la création du Parti de la révolution populaire du Bénin (Prpb). Une certaine boucle est ainsi bouclée, peut-on dire. En effet, trois ans après le « Vive la révolution » et la constitution du Gmr, la hiérarchie militaire et ses soutiens dans les différentes couches socio professionnelles indiquent ainsi que le pays est engagé dans un processus de non-retour. La composition des organes dirigeants du Prpb indique clairement que la question du retour à un pouvoir civil n’est pas à l’ordre du jour. Au Comité central, et dans le Bureau politique, on retrouve des hauts gradés et des civils connus pour avoir été des responsables de mouvements de jeunes et étudiants, et des dirigeants syndicaux pendant la première décennie de l’indépendance du pays.
Remous dans l’armée
Mais avant cette date du 30 novembre 1975 qui consacre la naissance de la République populaire du Bénin et la mise en place du principal instrument de son organisation, le Prpb, deux événements ont failli faire basculer le cours du processus. Ce sont d’abord, « les événements des 21, 22 et 23 janvier » dont le principal protagoniste est le Capitaine Janvier Assogba, considéré dans l’opinion comme un des principaux instigateurs de la prise du pouvoir en octobre 1972. Pendant trois jours au cours de ce premier mois de l’année 1975, il a mobilisé l’attention sur sa personne, aux plans national et international. Dans la version officielle, pour expliquer sa marche de Ouidah, à la tête d’un groupe de soldats de la garnison de cette ville, vers l’état-major des armées au camp Guézo de Cotonou, il est présenté comme un officier qui voulait régler des comptes personnels avec le chef du Gmr, Mathieu Kérékou, au sujet d’un dossier de corruption remontant au régime du Conseil présidentiel. C’est « l’affaire Kovacks » dont la révélation par la presse aura grandement contribué à discréditer le Conseil présidentiel, quelques semaines avant le coup d’Etat. Janvier Assogba a fait partie du Gmr dès sa formation, et a occupé brièvement le poste de ministre de l’Economie et des Finances en 1973 avant de retourner à la Fonction publique et au Travail suite à des réajustements ayant caractérisé les premiers moments du Gmr. C’est en tant que ministre des Finances qu’il aurait découvert des documents faisant état de l’implication de Mathieu Kérékou dans le « dossier Kovacks ». Il aurait demandé que le chef du Gmr s’explique devant la haute hiérarchie militaire. Convoqué au camp Guézo, il aurait pris la décision de se faire accompagner de soldats proches de lui pour assurer sa sécurité. C’est dans les environs du collège catholique Père Aupiais que va prendre fin la marche de l’officier et de ses éléments. Ils reprennent le chemin de leur garnison, alors que l’opinion se demandait toujours ce qui était réellement à la base de ces trois jours de remous au sein des forces armées. Arrêté, le Capitaine sera jugé et condamné pour « tentative de renversement du régime révolutionnaire du peuple dahoméen. L’Affaire Kovacks constitue, encore à ce jour, un dossier dont les mystères n’ont pas pu être dévoilés.
Le 21 avril 1975, au petit matin, il est lu sur les antennes de la radiodiffusion nationale un communiqué dont la teneur, dans un premier temps, peut faire penser à un fait divers sordide. Sauf que les principaux protagonistes de « l’affaire » en question sont le président de la République, chef du Gmr, Mathieu Kérékou et le ministre de l’Intérieur, le capitaine Michel Aïkpé. En effet, les auditeurs apprennent que dans la nuit, le ministre a été surpris en flagrant délit d’adultère avec l’épouse du président, et que dans sa tentative de fuite il a été malencontreusement abattu par un élément de la garde présidentielle. L’information qui va dépasser les frontières du pays, plonge les populations dans la stupeur ; mais très vite les réactions contradictoires vont s’enchainer dans l’opinion. D’un côté les soutiens inconditionnels du Gmr et de son chef blâment l’acte du ministre, et n’hésitent pas à parler de trahison; de l’autre, les sceptiques et tous ceux pour qui, le Gmr et le processus en cours depuis le 26 octobre 1972 sont à stopper ne prennent plus de précautions pour exprimer leurs sentiments. Dans une certaine confusion, des appels à des manifestations et à la grève sont lancés par certains syndicats. De fait, le mouvement syndical, qui était agité par des débats sur la position à adopter par rapport à la politique de regroupement de toutes les organisations de travailleurs dans une Centrale acquise à l’idéologie marxiste –léniniste proclamée le 30 novembre 1974, va le plus être marqué par cet événement tragique. De nombreuses arrestations et des internements administratifs de dirigeants syndicaux ont eu lieu sur toute l’étendue du territoire. Le couvre-feu a même été décrété à Cotonou pendant cette période. Le danger de basculement était réel, car le capitaine Michel Aïkpé était considéré comme une figure de proue du régime.
Dans son livre-témoignage «Rôle et implications des Forces armées béninoises dans la vie politique nationale », paru en 2005, le lieutenant-colonel Philippe Akpo aborde ces deux événements. Lieutenant en service à la garnison de Ouidah au moment des faits, il a été sans aucun doute témoin des faits, voire acteur à un certain niveau. Mais quand on sait qu’il était au Cnr dès sa création et que quelques mois plus tard, il sera appelé à des fonctions politiques – commissaire politique de province et plusieurs fois ministre à partir de 1982, sa présentation des faits et ses appréciations soulèvent plus d’interrogations qu’elles n’apportent de réponses. Dans le contexte de l’époque, l’arrestation et l’emprisonnement du capitaine Janvier Assogba, la mort violente du capitaine Michel Aïkpé ont été des manifestations publiques des contradictions au sein de la haute hiérarchie militaire d’une part, et des signes sur les divergences politiques au sein de l’appareil d’Etat d’autre part.
En marche vers le parti-Etat
La naissance de la République populaire du Bénin, et la création du Prpb sont des actes majeurs que le Gmr, en s’appuyant sur les organisations et mouvements restés avec constance dans l’opposition à la classe politique post indépendance, a posés pour «liquider définitivement l’ancienne politique à travers les hommes, les structures et l’idéologie qui la portent » comme affirmé à l’entame du Discours programme du 30 novembre 1972. Pour ce faire, l’année 1977 est celle de la mobilisation pour élaborer et faire voter la Loi fondamentale (Constitution) de la nouvelle République populaire. Il est revenu au Cnr de conduire toutes les opérations qui vont aboutir à l’adoption de cette Constitution de l’Etat révolutionnaire, le 27 août 1977. Mais, pour en arriver là, le régime doit faire face à une tentative très sérieuse de liquidation : c’est le débarquement de mercenaires –européens et africains – à l’aéroport de Cotonou, au petit matin du dimanche 16 janvier 1977.
Pour la jeune République populaire qui a célébré la première année de son existence le 30 novembre 1976, le 16 janvier 1977 a été un jour de confrontation armée directe , et sur son propre sol , avec « l’impérialisme international qui s’est résolu à mettre lui-même cyniquement en œuvre, son plan diabolique et machiavélique de reconquête coloniale de notre cher et beau pays , la République populaire du Bénin », comme le martèlera le président Kérékou le 30 novembre 1977 déclarée jour de la Fête nationale , depuis 1975, en lieu et place du 1er août, date d’accession à l’indépendance de la colonie du Dahomey.
Le raid des mercenaires a eu lieu alors que le processus révolutionnaire était en phase de consolidation par l’annonce de la rédaction d’une Constitution pour le pays ; il est intervenu surtout après les deux événements de l’année 1975, à travers lesquels les divergences, voire les antagonismes au sein du pouvoir sont apparus au grand jour. Ils peuvent être mis sur le compte d’une opposition interne dont l’expression est encore diffuse. Le 16 janvier 1977, la menace est arrivée de l’extérieur et sous la forme d’une action musclée dont certains régimes africains de l’époque avaient été victimes avant le Gmr. Comme le révèleront à l’opinion internationale la riche documentation abandonnée sur la piste de l’aéroport de Cotonou, ainsi que les divers types d’armes, les commanditaires de l’opération voulaient en finir avec un régime qui s’enracinait à la lumière des mesures et actes qu’il posait. L’échec sera d’autant plus cuisant pour les commanditaires et les exécutants que le pouvoir révolutionnaire va disposer de preuves irréfutables pour dénoncer avec force au sein des instances africaines et internationales. En effet, les mercenaires ont dû laisser sur le terrain deux des leurs abattus (européens) et un fait prisonnier (africain).
L’épreuve de force qu’a été le débarquement des mercenaires et ses implications à l’interne comme à l’international en matière de mobilisation de l’opinion n’ont pas perturbé le régime dans sa volonté de mettre en place les institutions indispensables pour faire reconnaitre sa légitimité au plan international. Sept mois après, le 27 août 1977, le Cnr adopte la Loi fondamentale de la République populaire du Bénin. Parler de Loi fondamentale et non de Constitution n’est pas uniquement un choix sémantique, c’est pour mettre l’accent sur l’importance que doit revêtir aux yeux de la communauté internationale le processus qui a abouti à donner la légitimité à l’Etat né le 30 novembre 1975.
La Loi fondamentale est la troisième Constitution du pays depuis l’accession de la colonie du Dahomey à l’indépendance le 1er août 1960. Sa singularité est de consacrer le système du parti unique, en faisant du Parti de la Révolution populaire du Bénin(Prpb) la seule formation ayant droit d’existence légale. Les rouges du Parti et de l’Etat sont imbriqués dans tous les secteurs de la vie nationale. Le Parti dirige l’Etat à travers les principaux responsables de toutes les institutions, qui sont tous membres du Comité central, civils comme militaires. Le terme « autorités politico-administratives » aura tout son sens dès lors que les nominations à tous les postes de responsabilité au sein de l’appareil d’Etat doivent être soumises à l’appréciation du Comité central du Parti. En donnant naissance au Gmr, le coup d’Etat du 26 octobre 1972 est venu clore un cycle mouvementé de valse de civils et de militaires à la tête de l’Etat. Mais, c’est aussi et surtout le début d’une étape historique qui va conduire à la naissance du Parti-Etat dont l’existence prendra fin le 28 février 1990?
Par Noël ALLAGBADA (Coll. ext.)