Père Israël Mensah à propos de la gouvernance du Bénin :« Il ne s’agit pas que d’une rupture structurelle, mais d’un changement de nos habitudes … »

Par Eklou,

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Le Bénin a opté avec euphorie pour la Rupture en 2016. Un concept dont le contenu peine à être compris de l’opinion publique et dont parle Père Israël Mensah, fondateur de l’association Mémoires d’Afrique, avec tout le sens de la circonspection et de l’humilité qui le caractérise, à travers cette interview. Se refusant à porter son regard sur la gestion politique de son pays d’origine, il analyse certains a priori qui vouent, à tort, aux gémonies les dirigeants et propose des clés pour une refonte des mentalités.

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Père Israël Mensah, vous êtes le fondateur de l’association Mémoires d’Afrique et fort de ses objectifs, vous contribuez à l’éveil de l’homme par la culture. Pour un homme de Dieu appelé à éclairer son peuple sur le chemin de la vérité, qu’est-ce qui justifie cet intérêt à se préoccuper de son prochain au-delà de sa mission eucharistique ?

Père Israël Mensah : Je souhaite, au début de cet entretien, préciser que si j’ai accepté votre invitation, ce n’est pas parce que je me considère meilleur ou plus avisé que mes compatriotes béninois, mais parce que je considère simplement ma mission comme celle d’un « passeur ». Aussi bien dans mon engagement oratorien que dans celui de Mémoires d’Afrique que vous venez de citer et que j’ai créée avant de devenir prêtre, au moment où j’étais encore en formation.
Pourquoi accepter d’intervenir aujourd’hui ? Parce que je voudrais contribuer à redonner espoir face à l’excès d’images de catastrophes et d’informations violentes diffusées quotidiennement, face au développement virtuel des relations humaines qui peuvent devenir destructrices. Il me parait important de chercher à redonner espoir. Il me parait tout aussi important de dire ici que je n’ai jamais souhaité ni ne souhaite aujourd’hui offenser ou blesser qui que ce soit par incompréhension ou de toute autre façon.
Tout être humain recèle d’immenses possibilités d’abnégation et de générosité. Tout Béninois, sans exception, est capable de bien. Il suffit que les situations et les circonstances soient favorables. Personne ne nait mauvais. Nous avons tous notre part de force et de faiblesse. Je suis moi-même conscient de mes propres manquements sous le regard de Dieu et des hommes. Et, comme beaucoup, je me retrouve dans cette affirmation attribuée à Saint Paul : le bien que j’ai envie de faire, je n’arrive pas à le faire et le mal que je n’ai pas envie de faire, c’est cela que je fais. Cette intense prise de conscience douloureuse de mes limites fait que je ne jugerai personne sur ce qu’il n’a pu bien faire, malgré ses promesses. Dès lors, j’essaye de regarder les qualités que Dieu a mises en lui pour le bien de tous, pas uniquement ce qu’il faut changer.
C’est cette conscience de l’état d’imperfection lié à notre nature même, mais aussi notre capacité de perfectibilité qui m’interroge et me fait réfléchir. Le Dieu de Jésus-Christ, par son incarnation et sa venue pour chercher les pécheurs, prend un sens de renaissance et d’espérance pour moi. J’ai la conviction que pour aller au delà de ces imperfections qui nous tiennent en esclavage, il faut s’accrocher à la foi, s’efforcer de le faire au quotidien. Le combat est rude. Il y a des bas et il y a des hauts. Dieu ne se réjouit pas de nos égarements, ne guette et ne brandit pas nos erreurs pour nous détruire. Il ne nous rejette pas non plus. Sa miséricorde nous est toujours donnée. Quelle folie dirons-nous ! Il regarda le jeune homme riche qui refusa de le suivre, et il l’aima, dit l’Ecriture. Il respecte sa décision mais Il espère toujours le changement.
C’est cette foi qui éclaire notre humanité, qui doit nous pousser vers plus d’humilité. Moi le premier. Je dirais, pour paraphraser le Cardinal Etchegaray, que « j’avance comme l’âne de Jérusalem, dont le Messie fit Sa monture ».
C’est en servant et en progressant ainsi, que j’ai malgré tout embrassé le sacerdoce et le domaine de la culture, par le biais de l’association « Mémoires d’Afrique » que j’ai créée d’abord en France en 1998 avec des amis français et béninois expatriés et ensuite au Bénin en 1999, pour apporter à mon pays et au peuple auquel j’appartiens un lien vers son histoire et son identité, dans un monde qui est aujourd’hui un village planétaire. Je ne souhaite pas que ce qui est positif dans notre culture se dilue et disparaisse complètement dans notre ouverture au monde. Le moteur de cette création, c’est une intime conviction survenue à la suite d’une expérience de crise d’identité en 1995. Elle rejoint la pensée de Wolé Soyinka, premier écrivain noir, lauréat du Prix Nobel de littérature en 1986, qui écrivait «Le manque de connaissances du passé écourte la croissance de l’Afrique ». Je remercie ma congrégation qui comprend cet engagement personnel et le respecte. L’Oratoire, fidèle à sa tradition, demeure attentif au rapport entre « Foi, Cultures et Société ». Je n’ai pas créé Mémoires d’Afrique pour survivre ou pour trouver un emploi, ou pour un quelconque besoin, c’est simplement une modeste passion. J’avoue qu’il y a des domaines plus prometteurs et plus prestigieux. Mais pour moi la culture est la base du véritable développement, ce n’est pas qu’un aspect du développement. C’est le fondement. Je salue l’effort de ce gouvernement qui essaye d’aller dans ce sens.

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Observateur de la vie sociopolitique de votre pays d’origine, le Bénin, vous avez eu également à constater les avancées faites par le peuple béninois dans sa marche vers le développement depuis les indépendances. De votre position, quelle appréciation faites-vous des actions des différents dirigeants ayant à charge les destinées du Bénin ?

Le 6 avril prochain, cela fera, jour pour jour, trente ans que j’ai quitté mon pays. La France m’a accueilli sans m’empêcher de continuer d’aimer le pays qui m’a donné sa culture et qui m’a apporté la base de ma formation. J’ai beaucoup souffert de l’absence de mon pays pendant cinq années consécutives. Je me suis battu et j’ai travaillé dur comme tous mes autres compatriotes à l’étranger. Je serai toujours reconnaissant à ce pays d’adoption où tout un peuple s’efforce de garantir les libertés individuelles. J’en ai bénéficié, et beaucoup d’autres personnes aussi dans le monde.

Le 6 avril 1991 est une date historique, elle correspond, rappelons-le, à la fin d’une période politique tumultueuse et triste de notre pays et le début d’une nouvelle aventure nationale suscitant beaucoup d’espoir. C’est le début d’un renouveau politique. J’y suis attaché symboliquement. Car c’est aussi pour moi un tournant dans ma vie. Le Bénin devait renaître avec l’installation d’un nouveau gouvernement et moi je devais renaître avec mon installation dans un nouveau pays. J’ai à cœur, depuis lors, la réussite de cette reviviscence, aussi douloureuse soit-elle.
Cela dit, je sais que le penchant humain le plus naturel est de clouer au pilori toute personne avec laquelle on a des divergences de vues ou d’engagement ; voire de définir ad vitam aeternam cette personne par ses limites, en cherchant à l’anéantir. Et cela, sans concession. Mais cette voie conduit immanquablement vers une impasse, vers une justice souvent violente, toujours non apaisante.
C’est à travers ce prisme que j’interprète, mais je peux me tromper, le pardon accordé à feu Matthieu Kérékou par le peuple béninois, au milieu du tourbillon des tempêtes et des vents violents qui ont soufflé sur le Bénin en quête de démocratie, entre les années 1985-1991. Ce pardon douloureux, accordé par les victimes, a créé un climat pacifique de reconstruction nationale. Décision majoritairement souhaitée et saluée.
Fallait-il faire autrement ? Peut-être. Le choix de la voie du pardon nous a permis de faire une révolution pacifique, institutionnellement, mais ce fut, tout de même, un changement brutal pour toute l’équipe gouvernementale qui a dû céder le pouvoir en quelques heures, même sans affrontement sanglant.
Ce même choix nous a permis de faire, pendant un quart de siècle, un apprentissage chaotique de la démocratie. Dans ce chaos, une alternance régulière s’est opérée, provoquant un cheminement erratique.
Les gouvernements qui se sont succédé ont fait ce qu’ils ont pu. Mais il faut hélas reconnaître que la politique obéit souvent à des mécanismes bien éloignés des exigences de justice.
C’est la raison pour laquelle j’ai opté pour la Culture et ne souhaite pas faire de la Politique. Aussi je pense qu’émettre des avis sur la conjoncture politique n’est pas de mon ressort. En revanche, je peux donner mon éclairage aux acteurs politiques en défendant constamment les causes des plus pauvres, de ceux qui se contentent difficilement d’un repas par jour. Dans cette optique, j’en ai la conviction, la politique peut être le lieu le plus vaste pour l’exercice de la charité.

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En homme de foi, vous semblez bien circonspect s’agissant d’évoquer la politique et de donner votre avis sur la gestion des affaires publiques. Mais pour le citoyen qui tend à voir son pays avancer, quelles observations faites-vous sur l’avènement du régime dit de la Rupture et la gouvernance dont l’Etat fait l’objet de sa part ?

En 2016, nous avons opté, presque euphoriquement, pour la Rupture. Je ne sais pas si tout le monde avait bien compris le contenu de cette rupture ou pas. Le premier sens qui a été retenu, d’une manière générale, a été la rupture comme changement par rapport au gouvernement sortant. Et on pensait que les habitudes et les coutumes allaient demeurer les mêmes, y compris dans la relation Eglise-Etat. Le respect des institutions a toujours été privilégié et défendu par l’Eglise.
Or nous voyons aujourd’hui, que le changement est très profond. Au-delà d’une rupture formelle, il s’agit d’un changement de fond. Un changement radical, déroutant voire déstabilisant, et de ce fait empreint de violence. Il ne s’agit pas seulement d’une rupture dans le fonctionnement des structures politiques ou administratives, mais d’un changement de nos habitudes communes, de nos pratiques, de nos traditions qui sont devenues une seconde nature et qui se sont érigées, au fil du temps, en règles et en lois naturelles. J’appartiens à la nation béninoise, cette mentalité est aussi la mienne. Avant d’être un prêtre, je suis issu d’une culture, d’un peuple. Nous sommes tous invités, au même niveau, à nous débarrasser de ce qui peut entraver notre développement collectif.
C’est en relisant le livre de René Dumont  » l’Afrique Noire est mal partie » que j’essaye de mieux comprendre le concept de la Rupture. Au lendemain des indépendances, soit deux ans après nos premiers pas dans l’exercice du pouvoir de gouvernement, cet agronome français identifiait déjà de nombreux points sur lesquels nous devrions rompre pour une bonne gestion de nos jeunes États. Je reste persuadé, sans une seconde d’hésitation, que notre Président actuel en choisissant le concept du « nouveau départ » pensait sûrement à ce livre. Si je le pouvais, je l’offrirais à tous les intellectuels béninois comme Kérékou avait, à l’époque, offert à tous les membres de son gouvernement le fameux  » Convertissez-vous et le Bénin vivra » qui a contribué à sa façon, d’une manière presque consensuelle, à l’ouverture d’une voie nouvelle vers une démocratie pluraliste.
Aujourd’hui, nous sommes davantage dans une dynamique de développement global, ordonné dans un cadre dit de « démocratie contrôlée » selon les politologues. Ce développement concerne tous les secteurs.
Mais, je l’ai toujours dit, on a beau changer les structures, si les hommes qui doivent les faire fonctionner ne changent pas eux-mêmes, le résultat sera toujours un échec, et toujours, les changements nécessaires seront difficiles à mettre en œuvre.
Tout le monde est unanime sur le fait que nos États ont besoin d’institutions fortes. Ils ont aussi besoin d’hommes nouveaux. Or, c’est par l’éducation que l’on prépare ces hommes et que l’on suscite des intelligences neuves pour un nouveau départ. Seule l’école permet d’y arriver collectivement par l’éducation à la fois formelle et non formelle.
Par ailleurs, j’ajouterai qu’il n’est pas aisé de donner un feu vert à quelqu’un sans suspicion, surtout au Bénin. Si quelqu’un fait telle chose, c’est parce qu’il y trouve sûrement son compte. C’est le principe du « Doudou dé mé ». Ce n’est plus ce qui est à faire qui est important et procure de la satisfaction mais uniquement ce que l’on y gagne. Cette habitude, prise au lendemain des indépendances, est devenue très prégnante dans bien des domaines et à tous les échelons. Elle a vicié toute progression normale des choses dans le respect des institutions et des règles. Peut-on extirper d’un coup les racines de cette mentalité ancrée dans nos mœurs pendant six décennies ? Le chemin reste encore long, très long mais il ne faut pas renoncer.

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Quel est réellement votre avis sur la gouvernance actuelle du pays ?

Vous me demandez mon avis sur la situation politique de mon pays aujourd’hui.
Je ne saurais donner une réponse péremptoire à votre question car lorsque je célèbre, tout en étant un pécheur pardonné moi-même, j’ai, comme peuple de Dieu, des fidèles de tous les bords politiques du pays. Mon souci constant est de rassembler, de donner à tous une chance pour bâtir notre cité. Chacun à sa place et dans son rôle. La politique est un art.
Il faut pour cela parvenir à convaincre sans intimidation, autour d’idées fédératrices, de causes communes. Rechercher un accord basé sur la confiance par la consultation, l’échange et le recours à des compromis équitables. Dieu ne nous violente pas. Il nous laisse libres. S’il a un plan pour chaque être humain, c’est avant tout celui de laisser agir en lui la grâce en toute liberté et en toute justice. Mais, je le redis, la politique obéit parfois, sinon souvent, à une logique qui n’a rien à voir avec le langage de la justice.
Alors le défi majeur est de rendre la justice à la manière du roi Salomon. Dans un monde miné par des luttes de pouvoir, chacun a l’impression de se trouver pris en tenaille dans un rapport de force : la force populaire, qui devrait idéalement être celle de contre-pouvoirs constructifs, et la force de l’Exécutif, légitimée par la volonté de garantir la sécurité de tous et de protéger les institutions étatiques.
Nous devons tous être attentifs aux besoins de nos frères les plus démunis, qu’ils soient croyants ou pas, de ma religion ou pas. J’observe, comme tout citoyen, que des actions positives ont été menées par ce gouvernement. Je ne vais pas les lister mais elles améliorent le quotidien de nos compatriotes. Comprenez que je puisse, sur ce point, dire que j’en suis heureux. Mais il faut surtout veiller à leur consolidation, à leur pérennisation, ne pas reproduire l’exemple du Cic (Centre International de Conférence) près de l’aéroport. Il me semble que cette équipe gouvernementale est très vigilante sur ce point.
Il est urgent de tendre la main à tous ceux, trop nombreux, qui sont laissés à la traîne, tous ceux qui luttent pour leur survie, pour sortir de la précarité et de la pauvreté. La tâche est titanesque. Il y a de toute évidence des mesures à prendre, des choses à améliorer, à réajuster. Encourageons néanmoins les bonnes choses et dénonçons avec charité et respect les mauvaises décisions. Je nous exhorte à avoir parfois l’humilité de soutenir les bonnes idées dans l’intérêt de tous, même lorsque ces idées ne viennent pas de nous. C’est aussi cela, une des caractéristiques de la sagesse africaine.
Ma dernière recommandation touche à la vitalité de notre république. Je remarque dans l’évolution actuelle que l’opposition n’arrive pas à trouver sa place pour jouer convenablement son rôle. Elle ne doit pas y renoncer, elle doit le faire sans cesse dans le dialogue, pour le bien du pays et la réalité de notre démocratie.
Je pense aussi que nous ne devons pas tout attendre de l’État et qu’il faut reprendre l’adage ;  » Ne vous demandez pas ce que l’État peut faire pour vous mais ce que vous pouvez faire pour votre pays ». Néanmoins il revient indiscutablement à l’État de créer les conditions favorables indispensables à cette prise de responsabilité citoyenne.

Est-ce qu’il peut arriver que l’État et le peuple regardent dans la même direction ? C’est mon espoir et le vœu fervent que je formule en ce début d’année, en cette période de pandémie qui met le monde à l’épreuve de la solidarité entre les êtres humains dans la fraternité, quelles que soient nos fragilités humaines.