Les unes aussi imposantes que les autres, les différentes statues érigées à Cotonou et dans d’autres villes du Bénin durant la période révolutionnaire renferment leur lot d’histoire que le temps n’a jamais pu écorcher.
Aucune d’elles ne passe inaperçue. Erigées au cœur des grandes villes du Bénin, ces statues sont des symboles et font référence à l’histoire. Les statues érigées à Cotonou et dans d’autres villes du Bénin à une certaine période renseignent sur la marche du pays, ses péripéties ainsi que ses acquis.
Qu’il s’agisse des places ‘’Lénine’’, ‘’ de l’Etoile rouge’’, ‘’ du souvenir’’, ‘’ Bulgarie’’, à Cotonou ou encore de la ‘’Place Goho’’ à Abomey et bien d’autres encore, les monuments érigés en ces lieux racontent des faits.
« Les places publiques représentent un attrait. Elles confèrent une grande visibilité à la ville et symbolisent plusieurs évènements historiques qui ont marqué la vie du pays », explique Dr Ebénézer Sèdégan, historien contemporainiste, maître-assistant, enseignant-chercheur au département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université d’Abomey-Calavi (Uac).

Si ces statues embellissent les villes dans lesquelles
elles sont érigées…
De quoi retournent en réalité ces faits ? L’historien contemporainiste en a une large vue. « Pendant la période révolutionnaire, les dirigeants de la République populaire du Bénin avaient fait l’option idéologique du marxisme-léninisme le 30 novembre 1974 (au lendemain du putsch révolutionnaire de 1972). A partir de cet instant, les militaires associés à une frange de l’élite dahoméenne ont fini par basculer dans le camp de l’Union soviétique, puisque nous étions dans un contexte international marqué par la guerre froide (tensions géopolitiques sur fond d’affrontements et de rivalités idéologiques) entre les Etats-Unis et l’Union soviétique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale », raconte-t-il. Il ajoute d’autres détails : « Ces deux superpuissances se sont lancées dans une conquête des zones d’influence. Elles ont fini par créer des blocs idéologiques. Les Etats-Unis avaient créé le bloc capitaliste et l’Union soviétique, le bloc socialiste. A l’indépendance, le Bénin s’est inscrit sur la liste des pays appartenant au bloc capitaliste. Jusqu’en 1972, nous sommes restés dans le giron des Etats-Unis et de la France. Avec tous les problèmes sociopolitiques que notre pays avait connus dans le temps, cela a fini par aiguiser le nationalisme de certains Dahoméens, notamment la frange juvénile, représentée par l’Union générale des élèves et étudiants du Dahomey ».
Preuve d’engagement et de solidarité
Selon ses explications, les soutiens des jeunes révolutionnaires militaires issus du coup d’Etat de 1972 ont pesé de leur poids dans la nouvelle orientation du pays. « Une frange avait accepté d’accompagner le gouvernement militaire révolutionnaire (Gmr) avec à leur tête Ignace Adjo Boko, de sorte que le 30 novembre 1972, le discours programme envisagé par le général Mathieu Kérékou avait déjà des relents socialistes exprimés par ces jeunes dans leurs travaux. Du coup, les signes prémonitoires que le pays allait quitter le giron de la France pour se retrouver dans l’orbite soviétique n’ont pas raté », relate l’histoirien.
Dans la foulée de ces évènements, les paroles seules ne suffisaient plus pour montrer l’engagement du Bénin pour ce nouveau bloc. Il fallait y joindre des actes. « Le 30 novembre 1974, le gouvernement a prononcé le Discours d’orientation nationale qui a consacré le choix idéologique du Gmr : le marxisme-léninisme. Le pays est entré dans le bloc socialiste. Plusieurs réformes ont été opérées à partir de cette période. Pour montrer leur appartenance à ce bloc, les liens diplomatiques, culturels, d’amitié et de coopération ont été renforcés avec les pays de l’Est à savoir l’Union Soviétique, la Roumanie, Cuba, la Bulgarie, la Corée du Nord…Pendant cette période, beaucoup de Béninois avaient voyagé en Union Soviétique pour poursuivre leurs études universitaires. C’est pour montrer l’engagement du Bénin et de ces pays à collaborer dans la solidarité que les places publiques comme ‘’Lénine’’, ‘’Bulgarie’’, Goho…, ont été érigées », développe Ebénézer Sèdégan.
Ces places symbolisent l’appartenance de la République populaire du Bénin au bloc socialiste. Chacune d’elles tient son nom de l’évènement dont elle porte les traces.
A la place Lénine à Cotonou, se trouve la statue de Lénine, de son vrai nom Vladimir Ilitch Oulianov. A la place Bulgarie, trône la statue du président du Conseil des ministres de la République populaire de Bulgarie, qui fut aussi un grand idéologue du système soviétique. Ces deux places ont été inaugurées en 1979 au lendemain de l’agression du 16 janvier 1977.
C’est à la même date que la ‘’Place des Martyrs’’, aujourd’hui appelée ‘’Place du souvenir’’ a été érigée avec le concours des Nord-Coréens, afin d’immortaliser les soldats béninois tombés sur le champ de bataille, le 16 janvier 1977.
Quid de la place Goho et de l’Etoile rouge ?
Située au cœur de la ville d’Abomey, la place Goho était un territoire appelé Kpatinlin (chemin qui reliait cet espace et ses environs au palais du roi Glèlè). Le toponyme a changé après la résistance du roi Béhanzin et est devenu, un symbole de la résistance parce qu’en novembre 1892, c’est en ces lieux que le dernier combat entre le corps expéditionnaire français dirigé par le général Alfred Dodds et la dernière poche de résistance du roi Béhanzin s’est déroulé, après le Discours d’adieu du roi à ses compagnons fidèles, le 20 janvier 1894. La place symbolise la capitulation totale du roi Béhanzin face à l’armée française. En novembre 1974, soit 80 ans après, le gouvernement militaire révolutionnaire était allé proclamer le Discours d’orientation nationale, (le discours de Goho), qui consacre le nouveau choix idéologique (marxisme-léninisme) et qui a conduit le pays jusqu’en 1989.
A propos de la place de l’‘’Etoile rouge » à Cotonou, l’historien ne manque pas d’explications. « Dans l’angle gauche du drapeau du Prpb, l’étoile rouge figure. Cela symbolise la combativité du peuple béninois. Jacob, (personnage hissé au-dessus du monument), tenant une houe et un fagot de bois, symbolise la production, parce qu’en 1974, le gouvernement avait décidé de faire de l’agriculture le socle du développement et de l’industrie, le moteur. Il fallait produire manuellement parce que la mécanisation agricole n’était pas encore d’actualité. Le fagot symbolise l’énergie ».
Ceux qui ne partageaient pas la vision du régime en ce temps lançaient cette boutade pour faire rire : ‘’Jacob, descends, la terre n’est pas haut’’ ».
Si physiquement, ces différentes statues paraissent muettes, leur histoire est assez éloquente pour ne laisser aucune génération indifférente. « Ces statues constituent à la fois le symbole de l’appartenance du Bénin au bloc socialiste et des attraits touristiques pour le Bénin », explique l’universitaire.
Les hommes du passé ont été témoins de leur histoire. Ceux du présent la vivent encore avec émotion et conviction. Demain, d’autres générations en quête de connaissances pourront aussi s’abreuver à leur source. Chacune d’elles est comme un livre dont les pages renseignent sur des traits du passé que le temps n’a jamais pu écorcher. A leur ombre, des citoyens passent du temps pour s’abriter, se reposer, contempler la nature ou encore mieux réfléchir.
Un peuple qui aspire au développement doit tirer leçon de son histoire. Là-dessus, chacune de ces statues inspire sans doute les dirigeants.
Statue de Lénine décoiffée
Si toutes les autres statues figurent encore à leur place, celle de Lénine n’existe plus à la place qui l’abritée. Ce monument a subi quelques changements. « La statue de Lénine qui représente le père fondateur du bloc socialiste n’est plus là aujourd’hui. Il faisait partie des pionniers de la révolution bolchévique d’octobre 1977 en Russie. Cette révolution a consacré la naissance du communisme, donc de l’idéologie socialiste prônée par Karl Marx dont Lénine était un disciple ; ce que les Occidentaux percevaient très mal. Les rivalités idéologiques avaient commencé à l’issue de la Première Guerre mondiale et se sont renforcées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en 1947 », relate l’enseignant chercheur à l’Uac.
Ces évènements ont aussi secoué le Bénin à leur manière. Entre autres incidents diplomatiques, la statue de Lénine était la cible des mécontents. « Aux heures chaudes des tensions sociales en 1989, la foule avait investi les rues de Cotonou. Elle demandait le départ du président Mathieu Kérékou. Dans la foulée, elle a voulu prendre d’assaut la statue de Lénine à Akpakpa. On a su préserver la place. Mais après la Conférence nationale et l’installation du gouvernement de la transition dirigé par Nicéphore Soglo, alors premier ministre, les Russes qui vivaient à Cotonou à l’époque ont demandé la permission d’aller déboulonner la statue de Lénine afin de la ramener à Moscou », témoigne l’historien.
Un ordre venait d’être changé
Les historiens ne justifient pas le déboulonnage, mais tentent d’exposer les raisons qui le sous-tendent. « Cela interroge parce que pour les Soviétiques de l’époque, Lénine était presque une idole, un idéologue. Ils ne pouvaient pas être témoins des dégâts de la cassure de ce monument qui incarne cette personnalité de renommée internationale. C’était certainement pour des questions de principe et l’attachement à la vision de Lénine que ces Russes sont allés déboulonner la statue. Elle est emportée à Moscou parce que à la Conférence nationale de février 1990, il fallait que le gouvernement révolutionnaire prenne la décision de renoncer à l’idéologie marxisme-léninisme pour apaiser l’élite qui n’était pas en accord avec le régime en place », poursuit Dr Ebénézer Sèdégan.
Le gouvernement accède au vœu des contestataires. « Quand on a déclaré que le marxisme-léninisme est abandonné et que le Prpb est mis en veilleuse, le 22 décembre 1989, on a mis en place le comité préparatoire de la Conférence nationale. A ces assises, nous avons fait l’option de retourner dans le système capitaliste avec le multipartisme intégral et permettre la restauration des libertés individuelles et collectives. De ce point de vue, il n’était plus question que les symboles de l’ancien régime continuent d’exister sur le territoire national », clarifie l’historien contemporainiste.
Les historiens et les hommes avertis perçoivent tout de même cet acte comme une erreur. « L’enlever était une grande erreur. Heureusement que la place existe encore. Une partie de l’histoire a été forcément effacée. La génération de 1990 ne sait pas grand-chose de ces faits », se désole Dr Ebénézer Sèdégan.

La Place Lénine sans la statue
Si ces monuments demeurent à leur place, leur histoire est peu connue des jeunes. Comment faire pour que leurs enseignements ne s’effacent pas ? Là-dessus, la responsabilité des historiens est engagée. « Au cours des grandes discussions sur le sujet, certaines personnes nous rejettent le tort. Il faut que les jeunes cherchent à comprendre leur histoire », note-t-il. Et pour que cette doléance connaisse une suite favorable, il pense que le gouvernement doit s’y mettre à fond. « En déclarant cette date du 16 janvier, jour mémorable en la fériant, les élèves chercheront davantage à comprendre et à apprendre ce pan de notre histoire. L’histoire n’est pas un conte qu’on raconte en famille. Il faut célébrer le fait. Il faut une stratégie de communication pour réussir le pari », préconise Ebénézer Sèdégan.
Il va même plus loin : « Il faudra penser à l’instauration de l’histoire de la révolution et des grands faits du Bénin dans les écoles, comme modules d’apprentissage. On peut également recenser les reliques liées à ces évènements afin de permettre aux jeunes de mieux apprécier l’histoire ».
M.A
L’appellation ‘’Place du souvenir’’ est vague
La nouvelle appellation de l’ex-place des Martyrs, baptisée depuis quelques années ‘’Place du souvenir’’, n’est pas du goût du professeur d’université, car le premier toponyme cadre parfaitement avec l’évènement. « C’est un manquement à la mémoire des personnes disparues pendant l’agression du dimanche 16 janvier 1977. Les révolutionnaires ont baptisé les lieux ‘’Place des martyrs’’ pour rendre hommage aux Béninois aussi bien civils que militaires qui ont perdu leur vie dans cette agression », rappelle-t-il.
Il trouve que le nouveau toponyme est vague. « Quand on appelle aujourd’hui les lieux ‘’Place du souvenir’’, on lie ce souvenir par rapport à quel évènement ? On veut tordre le cou à l’histoire en faisant ça », se désole-t-il.
Pendant la révolution, le 16 janvier était une date de commémoration solennelle. « Cette date était fériée. A l’époque, les armes et documents abandonnés par les mercenaires sur le tarmac de l’aéroport de Cotonou et qui avaient servi de preuves au gouvernement dans ses réquisitoires au niveau des institutions sous- régionales et même au Conseil de sécurité de l’Onu sont exposés », se souvient l’historien. M.A