Une journée avec …: Tenturiers, ces magiciens du textile « made in Benin »

Par Joel TOKPONOU,

  Rubrique(s): Société |   Commentaires: Commentaires fermés sur Une journée avec …: Tenturiers, ces magiciens du textile « made in Benin »

Pieds et mains en action lors de la phase du tissage

C’est assurément l’une des marques déposées du Bénin dans le domaine de l’artisanat, plus précisément du textile. Dans leur quartier général au musée historique d’Abomey, les tenturiers règnent en maître. La magie de leurs doigts fait habiller les rois et donne de la joie aux touristes qui s’en délectent. Avec dévouement pour perpétuer une pratique ancestrale, les tenturiers en rajoutent à l’offre touristique.

LIRE AUSSI:  Lutte contre le Covid-19: Les écoliers jouent leur partition à Kandi

Avant d’être un moyen pour subvenir aux besoins quotidiens, la tenture est pour eux une religion. Installés sur l’esplanade intérieure du musée historique d’Abomey, les tenturiers se donnent pour défi quotidien de perpétuer la tradition instaurée par le roi Agonglo qui a régné au Danhomey de 1789 à 1797, mais plus encore, de la faire voyager au-delà des frontières à travers les touristes qui sont leurs principaux clients. Cette mission, les familles Yèmadjè, Accalogoun, Fiossi et bien d’autres, qui excellent dans cet art, l’accomplissent depuis plusieurs générations avec zèle. « Nous ne sommes que des représentants du roi Agonglo; car c’est lui qui a créé cette activité. En réalité, c’est au détour d’une bataille à Abéokuta qu’il a ramené des esclaves tenturiers qu’il a installés au quartier Djègbé à Abomey », explique Eckman Gankpé, la quarantaine révolue, tenturier au musée historique d’Abomey depuis son jeune âge.
Mais certaines sources documentaires ne confirment pas cette version de l’histoire et soutiennent plutôt que
Yèmadjè aurait appris ce métier auprès de Hantan et Zinflou auxquels il avait accès du fait de sa proximité avec le roi Agonglo. Ceux-ci feraient des productions dans ce domaine depuis le règne d’Agadja.

La minutie, une qualité majeure des tenturiers

Peu importe la bonne version de l’histoire ! Aux tenturiers de la famille Yèmadjè, s’ajoutent désormais d’autres familles qui portent haut le flambeau de la tenture. Eckman, de toute sa vie, n’a fait que manipuler les fils, composer des patrons, réaliser des dessins sur le tapis au goût de ses clients, … jusqu’à en sortir le profil final. Que ce soit à travers des chapeaux royaux, des hamacs, des sandalettes, des nappes de table, des chemises… la finesse de ses doigts et ceux de ses pairs pratiquants de la tenture s’est laissée constater à maints égards, avec une forte dose de tradition et surtout du « consommons local ». « Aucun de nous ici n’a réellement appris ce métier. C’est presque inné puisque c’est de père en fils », confie le père de famille, acharné à tisser une nappe de table expressément commandée par un client.
En réalité, la tenture, c’est la réalisation des toiles appliquées d’Abomey. A l’origine, le tenturier concevait les accoutrements des rois surtout pour les grandes cérémonies. Les textiles tissés à la main ou «Agonglov? » servaient de drap de lit, d’habillement et autres au roi.
A loisir, les tenturiers peuvent imprimer les dessins voulus sur les pagnes qu’ils tissent. Mais leurs préférences restent les armoiries des rois. A commencer par l’ananas, symbole de celui qui est le pionnier de ce métier, le roi Agonglo. En ce temps, le travail se faisait avec l’utilisation de bûches de feuilles de maïs, de mil ou de sorgho. Ses applications sur des tissus de raphia transmettaient des messages principalement aux gloires et symboles royaux.
Mais une question subsiste: pourquoi les tenturiers préfèrent s’installer au musée ? La réponse est toute trouvée. « Le musée est comme le lieu de regroupement de tous les rois», indique Alexis
Yèmadjè. En plus, ajoute-t-il, il est le lieu le plus fréquenté par les touristes locaux comme étrangers.

LIRE AUSSI:  Contre la traite des êtres humains et l’exploitation des enfants: Les acteurs de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel s’arment

Satisfaction et récriminations des clients

Sur l’esplanade intérieure du musée historique d’Abomey, les tenturiers ne chôment pas ; surtout pendant la période des vacances et celles des fêtes de fin d’année où les touristes et les Béninois vivant à l’extérieur qui sont leurs principaux clients y effectuent un tour. Pour ce faire, ils comptent sur la qualité de leurs produits pour les écouler sans difficulté.
De leur côté, les clients ne font pas la fine bouche quant à leur satisfaction. « Chaque fois que nous passons au musée, nous nous faisons le plaisir de nous procurer les habits et chapeaux des tenturiers. Ils sont exceptionnels en ce sens qu’ils sont esthétiques et ne déteignent pas », informe Louis Gandédji, enseignant dans une université américaine, en séjour de quelques jours à Abomey. Ses séjours ne s’achèvent presque jamais sans qu’ils ne fassent un tour chez ces artisans pour s’approvisionner. «Vous ne pouvez comprendre la fierté qu’il y a à porter ces tenues et chapeaux lorsqu’on vit à l’étranger. C’est comme un outil qui nous rappelle nos origines », poursuit-il. Son accompagnateur du moment ne dit pas le contraire. Lui qui a pris l’habitude de faire des commandes spéciales avec diverses inscriptions sur les tenues. « L’originalité et la durabilité de ces produits sont irréprochables. Tout Béninois devrait être fier de les porter, surtout avec des effigies de son choix », fait comprendre Christophe Sohouénou, ingénieur en Bâtiment et travaux publics. Mais ce dernier ne passe pas sous silence le coût. A son avis, les produits des tenturiers sont assez chers. « C’est vrai que nous voulons manifester notre attachement à notre culture. Mais ils devraient nous faciliter la tâche en revoyant leurs tarifs à la baisse », plaide-t-il.

Engagés pour la valorisation du textile béninois, les tenturiers
ne reculent devant aucun sacrifice y compris physique

Seulement, ce plaidoyer est loin d’avoir un écho favorable auprès des artisans. Déjà qu’ils estiment ne pas faire fortune avec cette activité. « On ne devient pas riche en étant tenturier. Nous gagnons juste le minimum pour nous occuper de la famille et satisfaire nos besoins quotidiens », répond Alexis Yèmandjè. En ce qui concerne la cherté décriée, il ne voit pas les choses de la même manière. Ses expériences à l’extérieur du pays le confortent dans cette posture. « Quand nous allons au Togo, au Ghana et autres, nous voyons le coût de leurs textiles locaux qui n’a rien à voir avec ce que nous pratiquons ici. Et les Béninois ne rechignent pas à en acheter », souligne-t-il.

LIRE AUSSI:  Prix indépendance médiatique 2022/Presse écrite : Josué Méhouénou de La Nation décroche le 1er prix

Fastidieux, mais la passion prédomine

Dans la tenture, tout se fait à la main ; sinon, presque tout. Ce qui exige des tenturiers un certain nombre de qualités. Tout comme Eckman, Alexis Yèmadjè est formel. Pour lui, les prédispositions pour être un bon tenturier sont indispensables. « Ce n’est pas un travail pour les paresseux. Il nécessite beaucoup d’efforts physiques et ce sont toutes les parties du corps qui travaillent », démontre-t-il. Tantôt debout, tantôt accroupi ou encore assis, l’artisan passe par plusieurs postures selon les étapes du processus de conception du produit. « Après les lisses, nous passons aux peignes et à la navette pour faire le tissage proprement dit. Nous n’avons pas les aptitudes pour coudre ; donc nous avons recours aux tailleurs pour cette fin », explique-t-il.
En dehors de ces acrobaties musculaires et des sollicitations de compétences extérieures qu’exige le métier, il y a également les difficultés d’approvisionnement en intrants. «C’est de l’artisanat pur et tout se fait à la main. Les matières premières sont parfois difficiles à avoir », indique le tenturier Eckman avant de préciser qu’ils ont souvent besoin de tissus qui sont entièrement en coton. « Si nous ne trouvons pas la couleur voulue, nous sommes obligés de faire passer le tissu blanc à la teinte avant de l’exploiter », ajoute-t-il. Bien évidemment, ce procédé ne fait que renchérir le coût de production.

Faire le patron, une étape cruciale de création chez les tenturiers

Selon la largeur du produit final qu’il veut réaliser, le tenturier tisse les lisses un à un jusqu’à 240, 400 ou 500 au point d’obtenir jusqu’à une largeur de 90 cm. Les artisans précisent que « réaliser une largeur d’un mètre est particulièrement difficile. C’est un travail fastidieux mais si le client en paie le prix, nous le faisons ».
L’autre difficulté que rencontrent les tenturiers dans leur métier, c’est celle liée au marché d’écoulement. « Nous manquons de lieux d’exposition. Les principales opportunités de vente, ce sont les foires aussi bien au pays qu’à l’étranger. Mais il nous faut souvent le soutien du gouvernement pour y participer », faire savoir Eckman qui rassure de la bonne qualité des produits « made in Benin ». « Dans la sous-région, notre produit est incomparable à ceux du Ghana, du Burkina Faso et autres. Ce sont les touristes, nos principaux clients, qui en font le témoignage », soutient-il.

Quand l’espoir renaît !

Les tenturiers ne craignent aucunement l’extinction progressive de leur activité. Ils croient dur comme fer que la succession est assurée. « Sans aucun doute, nous pensons que nos enfants vont continuer sur ce chemin. Ils vont perpétuer la tenture et la révèleront davantage au monde entier », espère Fiacre
Accalogoun, tenturier au musée historique d’Abomey.
En dehors de cette profession de foi, les tenturiers comptent aussi sur la nouvelle politique du gouvernement visant la promotion du patrimoine culturel et touristique national.
En effet, dans ses prévisions, le gouvernement ambitionne de restaurer plusieurs sites touristiques du Bénin. Inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1985, le site d’Abomey, capitale historique de l’ancien royaume du Danhomey, est l’un des sites touristiques majeurs du Bénin, et son attractivité mérite d’être renforcée. Le projet vise aussi la réhabilitation d’une partie du mur de l’enceinte et la mise en place d’une promenade patrimoniale sur l’ensemble des 47 hectares du site. Les visiteurs béninois et étrangers pourront ainsi découvrir toute la richesse du patrimoine culturel et architectural du site classé d’Abomey. Selon le gouvernement, la mise en avant du patrimoine béninois participera de la valorisation de la culture comme instrument de cohésion sociale et de dialogue pour que la jeunesse se réapproprie son histoire. « Le projet vise aussi à favoriser la promotion du patrimoine touristique et culturel du Bénin en renforçant les capacités des acteurs béninois en termes de conservation et de mise en valeur patrimoniale. Il permettra également le renforcement de l’écosystème artisanal et contribuera à générer des retombées économiques pour le Bénin », peut-on lire comme impact attendu de cette initiative. Cette ambition, en attendant sa matérialisation, a de quoi réjouir les potentiels bénéficiaires.

LIRE AUSSI:  Affrontements entre militaires et zémidjan à Akpakpa: Un mort et des dégâts matériels

Fierté d’être habilleur du roi

« Nous sommes les habilleurs du roi. Selon la tradition, lorsque nous travaillons, au passage du roi, nous ne lui faisons pas allégeance comme le font tous les autres sujets ». Dans la pratique, les tenturiers ont une manière particulière de reconnaître l’autorité du roi d’Abomey lorsqu’ils sont à l’œuvre. Dès l’apparition de Sa Majesté, ils sonnent la navette qui est l’un de leurs outils de travail. Une forme de salutation à laquelle le roi répond en soulevant sa récade. C’est une norme traditionnelle, loin de toute spiritualité ou de tout occultisme.
« Contrairement à ce que beaucoup pensent, ce métier n’a aucun côté spirituel ou occulte. C’est un métier comme tout autre », rassurent successivement Alexis Yèmadjè et Fiacre Accalogoun. Mais ils reconnaissent qu’il est vérifié que par le passé, les premiers tenturiers s’interdisaient de faire le chainage ou la trame certains jours de la semaine. Mais cette pratique relève du passé. Chaque acteur de la tenture est libre de pratiquer la religion de son choix, sans aucune contrainte liée à sa profession. « Tant qu’on mange tous les jours de la semaine, on ne peut choisir de jour de travail », ironise Alexis.
S’il est vrai que le métier ne requiert aucun acte spirituel, il est aussi vrai que selon l’usage qui doit en être fait, certains produits fabriqués par les tenturiers nécessitent généralement une sacralisation avant leur usage par les têtes couronnées, nuance Fiacre Accalogoun.
Au fil du temps, la tenture évolue, faisant rayonner le visage du textile béninois.