C’est rare de rencontrer des hommes qui ont une totale capacité d’utilisation de tous leurs sens mais qui se donnent pour sacerdoce de se mettre au service de ceux qui n’ont pas la jouissance de toutes leurs facultés. Non par compassion mais par passion, au point d’en faire une profession. Thimothée Eriyomi en est l’exemple typique. Sa journée, il la passe à faire entendre les sourds et parler les muets. Un tour dans cet univers du langage des signes à travers le quotidien de cet enseignant, interprète des signes et éducateur spécialisé en surdité…
Une cour de récréation pas comme les autres. Malgré les dizaines d’élèves qui errent dans cet espace restreint, gobelet rempli de bouillie de maïs en main qu’ils ingurgitent goulument, point de bruit. Du moins, pas le brouhaha habituel qu’offrent les cours des autres écoles et collèges aux heures de pause. Ici, au collège professionnel d’apprentissage des sourds-muets d’Akogbato (Cpasma) à Cotonou, seul le langage des signes a droit de cité. Au milieu des apprenants, Thimothée Eriyomi est constamment sollicité par ceux-ci. Visiblement, cet enseignant du langage des signes, l’un des rares de cette discipline au Bénin, est adoubé par la soixantaine d’élèves de ce cours secondaire public.
Quelques instants plus tôt, il s’évertuait, sous un air affable et avec une certaine empathie, à inculquer aux élèves de la classe de 4e, les notions sur un texte choisi au hasard par un élève mais qui reste anecdotique car portant sur une thématique intéressante pour les adolescents: le harcèlement sexuel en milieu scolaire. Il revenait, selon la pédagogie adoptée par cet enseignant atypique, de montrer à ce parterre de jeunes gens les agencements de signes qui leur permettront de former des mots et des phrases. L’approche participative de l’enseignant a permis de découvrir que les enfants n’étaient pas des tonneaux vides. Au contraire, ils en savaient suffisamment sur le sujet. « Le harcèlement sexuel, c’est le fait de déranger à plusieurs reprises une personne pour le sexe parce qu’on a envie d’elle», répond Marcellin, 12 ans environ. Tout à tour, en deux heures de temps, les notions ‘’harceler, harcèlement, mineur, conscience, risques et autres’’ sont passées en revue, à la grande satisfaction des élèves. Désormais, leur lexique est un peu plus fourni pour se prononcer sur ce sujet, y compris la législation en vigueur qui protège les victimes et sanctionne les bourreaux. La tâche n’était pas pour autant aisée, avec des nuances et confusions qui survenaient souvent et que le pédagogue prenait soin de relever et de clarifier. Car en matière de langue des signes, il est vite arrivé qu’un mot soit pris pour un autre puisque certaines successions de signes sont parfois presque similaires. Bien évidemment, dans cette phase d’apprentissage, il y a eu ces épisodes d’éclats de rires comme on pouvait s’y attendre quand il est question de discussion sur la sexualité avec des adolescents.
A la suite de ce groupe pédagogique, Thimothée Eriyomi a cours avec les élèves de la 3e. Candidats à l’examen du Brevet d’études du premier cycle (Bepc), ils composeront en fin d’année dans les mêmes conditions que leurs camarades des autres établissements, à la différence qu’ils bénéficient de 30 minutes supplémentaires par heure du fait de leur situation de sourd-muet. Dans cette classe, le sujet en débat n’est pas trop loin de celui de la 4e. Sinon qu’il s’agit d’une suite logique. Le texte portait, en effet, sur « l’hétérosexualité, l’homosexualité et la bisexualité». Ici également, l’enseignant se base sur les connaissances de ses apprenants pour leur apprendre les nouvelles notions.
Depuis une trentaine d’années qu’il exerce cette profession, Thimothée Eriyomi partage sa journée entre enseignement, éducation spécialisée et interprétariat dans plusieurs institutions y compris à l’Office de radiodiffusion et télévision du Bénin (Ortb) où il exerce depuis huit ans. « C’est la passion de toute une vie et j’y vaque avec détermination et plaisir. Ces enfants ont des potentialités qu’il faut valoriser comme pour tous les enfants», clame-t-il. Ce disciple de Pierre Desloges et l’abbé de l’Epée, pionniers du langage des signes (qui en réalité existe depuis l’Antiquité), est épanoui dans son sacerdoce qu’il accomplit avec zèle.
Genèse d’une passion
Depuis son jeune âge, il n’avait pour passion et plus tard pour option professionnelle que le langage des signes. Autrement dit, le jeune Thimothée avait toujours eu pour vocation de faire parler ses doigts.
« J’avais pour passion d’enseigner la langue des signes. Un soir de l’année 1984, je suivais la télé chez un ami quand j’ai vu une femme qui signait le journal ; ce qui m’a marqué. C’est là que ma décision a été prise », confie -t-il. Fait marquant dans ce tournant de sa vie, ce choix professionnel qui est aux antipodes des métiers luxueux pour lesquels optaient ses camarades de ce moment n’a pas connu l’opposition de ses parents. Contre toute attente, ils l’ont soutenu, appuyé et milité pour que l’objectif final de leur 4e enfant soit atteint. A leur avis, c’était une preuve palpable de la maturité et de l’assurance de ce dernier sur qui ils comptaient pour faire leur fierté dans un domaine peu ordinaire.
Cette aptitude à savoir ce qu’il veut sans hésitation aucune, l’homme l’a toujours gardée. Derrière sa forme athlétique, sa démarche vive et son air sympathique, ce père d’un enfant ne laisse aucune place au doute dans ses décisions. Dans l’élan de se donner les moyens de ses ambitions, il va à la quête de l’information et découvre quelques rares instituts qui s’illustrent dans la formation au langage des signes. « Le premier directeur d’école de sourds Célestin Wowo s’est entretenu avec moi et m’a informé qu’il y a une école au Congo. Finalement, c’est à l’Institut des sourds à Ouagadougou au Burkina Faso que j’ai été formé de 1985 à 1988 », se souvient-il. Guidé par sa passion et son ardent désir de connaissances, le jeune Thimothée égrène les deux premières années sans échec malgré les difficultés inhérentes à sa formation. Mais, alors que l’école lui offrait en année de licence, le choix entre l’enseignement et l’interprétariat, Thimothée fait montre d’une boulimie intellectuelle : il voulait faire les deux. Et c’est ce qui est arrivé finalement. « Dans un premier temps, j’ai fait la spécialisation dans l’enseignement. Par la suite, j’ai demandé et obtenu une année supplémentaire pour une autre spécialisation interprétariat », explique celui qui reste l’un des rares enseignants et interprètes de la langue des signes au Bénin et qui est très sollicité aussi bien dans son pays qu’à l’extérieur. Non satisfait de ses capacités, Thimothée ajoutera une autre corde à son arc, celle de l’éducation spécialisée, comme pour se mettre entièrement au service des sourds-muets au risque même de se faire prendre parfois comme étant aussi dépourvu du langage et de l’audition. Mieux, il fera ensuite 18 mois de formation en Belgique puis en Afrique du Sud pour se perfectionner, devenant ainsi l’un des meilleurs, sinon le meilleur de son domaine.
Le plus médiatisé
« L’interprète aide la personne handicapée auditive à comprendre les faits, les choses. Il fait le lien entre une personne sourde et une personne entendante ; vice versa », soutient l’homme qui fait entendre les sourds et parler les muets en servant de pont entre eux et le reste du monde. Un noble métier grâce auquel Thimothée est mis au-devant de la scène puisque étant recruté à l’Ortb où il intervient dans certaines émissions à la télévision nationale. Dans cette fonction, il est contraint non seulement de participer à la conférence de rédaction trois fois par semaine, à l’instar des autres journalistes mais aussi d’interpréter. C’est d’ailleurs sa deuxième occupation de la journée. Thimothée insiste ici sur les qualités nécessaires pour mieux jouer ce rôle aussi bien à l’Ortb que lors des manifestations, formations, ateliers, soutenances de mémoires et thèses pour lesquelles ses compétences sont sollicitées. «Il faut avoir un certain niveau en langue française. Car vous avez besoin du vocabulaire. Il faut bien comprendre ce qu’on dit avant de pouvoir traduire», indique-t-il, laissant ainsi parler son expérience. Il se fait même plus insistant sur l’obligation d’accomplir au mieux la mission avec rigueur et conscience. « Une chose est d’avoir le diplôme mais l’autre est de savoir faire le travail. Il faut aussi s’habituer à la manière dont beaucoup de personnes s’expriment ; il faut s’habituer au débit, à la manière de s’exprimer de chacun », recommande l’interprète dont l’image est souvent logée dans un coin de l’écran de la télévision nationale pour s’adresser à sa cible, ses téléspectateurs particuliers que sont les sourds-muets. Ceci parfois au risque d’être pris pour persona non grata par ceux qui ne savent pas l’utilité de sa présence sur l’écran de leur poste téléviseur. « Quand j’ai commencé à l’Ortb, certains ont écrit sur les réseaux sociaux pour demander si ce que je faisais au bas de l’écran est vraiment sûr. Il m’est arrivé d’appeler certains parmi eux pour leur expliquer et leur faire toucher du doigt le monde des sourds», raconte Thimothée qui ne manque pas d’anecdotes en la matière. Que ce soit à l’Ortb ou dans ses prestations lors de diverses rencontres, il est souvent objet de curiosité. «Au Chant d’oiseau, alors qu’un ministre devrait présider une cérémonie d’ouverture d’un atelier, dès son arrivée, il est longtemps resté à la porte pour observer mes gesticulations. A sa prise de parole, il a dit avoir vu un homme debout qui gesticulait et je me suis demandé si on avait amené des fous en dehors des personnes sourdes pour la formation. Et c’est finalement qu’on lui a expliqué qu’il s’agissait de l’interprète », ajoute-t-il avec un léger sourire aux coins des lèvres avant de rassurer que les débuts difficiles laissent peu à peu place à une meilleure compréhension de son activité. « Beaucoup de personnes, y compris des autorités, ne comprenaient pas ce que je faisais ; mais chemin faisant, j’ai pu intégrer le milieu après avoir fait comprendre aux populations qu’il y a une frange qui ne comprend que la langue des signes. Aujourd’hui, tout le monde a compris qu’il y a des handicapés auditifs qui ont besoin de la langue des signes pour comprendre ce qui se dit, ce qui se fait», confirme le porte-voix des sourds-muets. D’ailleurs, même à des réunions familiales, il lui arrive de se mettre dans le rôle d’interprète.
Engagé malgré tout
Un engagement sans faille mais il reste à savoir si les fruits sont à la hauteur de ses efforts. En tant que pionnier de cette profession, Thimothée se réjouit de son verre à moitié rempli et reste optimiste. « Le langage d’interprète des signes ne nourrit pas encore son homme. On vient de commencer et ce n’est que dans dix ans environ qu’on comprendra tout le sens de cette langue ; il faut être présent physiquement et intellectuellement», conseille-t-il.
En ce qui le concerne, ses prestations à l’Ortb lui ont aussi ouvert de nombreuses portes aussi bien au niveau des institutions internationales opérant au Bénin qu’à l’étranger. A plusieurs reprises, clame-t-il, il a été sollicité pour intervenir dans des réunions dans plusieurs pays. Sans fausse modestie, il s’en contente. «Je ne suis pas le seul au monde. Mais s’ils en viennent à me faire recours et à m’envoyer des invitations, c’est qu’ils apprécient ce que je fais». C’était le cas en août 2022 où il y a eu un atelier sous-régional au Bénin mais l’organisation a voulu que ce soit lui qui intervienne au lieu de faire recours à une compétence extérieure. En Belgique en 2021, Thimotée a eu l’opportunité d’être interprète pour une grande rencontre à laquelle plus de 90 % des participants étaient Européens. Ce qui reste d’ailleurs l’un de ses plus grands souvenirs. Une raison pour ce chrétien fervent de « rendre grâce à Dieu pour un si grand honneur ».
A ceux qui nourrissent l’ambition de s’engager à sa suite, il ne tarit pas de conseils. « C’est un métier qui impose de bien entendre pour transmettre fidèlement. Donc il faut avoir l’oreille de chat; autrement, le travail est plus compliqué », enseigne-t-il.
Parfois, fait-il remarquer, «les organisateurs ne prennent pas les dispositions pour que l’interprète soit assez proche du handicapé à qui il doit traduire le message, c’est comme si vous parlez dans le micro mais en diminuant le volume ». Ce qui fait que Thimothée est exigeant pour que les conditions soient optimales afin que le travail puisse se faire de manière adéquate. Rien que pour cette raison, il a déjà rejeté plusieurs offres, parfois alléchantes. Il reste ainsi fidèle à sa profession de foi qui est de toujours honorer Dieu à travers les hommes comme la signification de son prénom Thimothée mais aussi de faire respecter sa profession.