La Nation Bénin...
Lentement mais sûrement, les feuilles de crincrin
commencent par s’imposer comme un levier économique stratégique dans le
département du Mono. D’Athiémé à Bopa en passant par bien d’autres communes de
ce département, le crincrin est roi dans la chaîne alimentaire. Avec une
production florissante, des filières féminisées et un potentiel d’exportation
encore sous-exploité, cette plante gluante trace discrètement son sillon dans
l’économie rurale béninoise.
Dans les sillons fertiles du département du Mono, une
feuille a le vent en poupe. Le crincrin – ou Corchorus olitorius L. sous son
appellation scientifique.
Connue sous le nom de "Ninnouwi" en fon ou
"Adémè" en mina, cette plante aux feuilles mucilagineuses nourrit le
corps, soigne les maux, mais surtout, fait vivre des milliers de foyers grâce à
son potentiel économique. Pourtant, sous ses allures de succès agricole, la
filière crincrin vacille, victime de ses failles structurelles et des vents
contraires du marché.
Du bord du fleuve Mono aux champs de Grand-Popo, Comè,
Houéyogbé, Lokossa, Bopa ou encore Athiémé, la culture du crincrin est une
affaire de savoir-faire ancestral, enracinée dans les terres noires et irriguée
par des sources souterraines. Résiliente, écologique, peu gourmande en intrants
chimiques, cette plante s’adapte aux saisons comme aux sècheresses. Ses vertus
culinaires et médicinales en font un ingrédient incontournable des marmites
béninoises.
Cependant, ce trésor agroalimentaire n’est pas qu’une simple verdure : c’est un levier économique vital pour les femmes, les jeunes, les producteurs indépendants et les coopératives maraichères qui l’exploitent avec passion, bien que souvent sans mécanisation, sans stockage moderne, ni organisation marchande efficiente.
Entre abondance et précarité
Selon les données de la direction départementale en
charge de l’Agriculture du Mono, la production régionale de crincrin
atteignait, à elle seule, près de 12 000 tonnes en 2024, soit environ 30 % de
la production nationale. Un record porté par les sols fertiles et humides, mais
aussi par une organisation paysanne informelle mais redoutablement efficace.
Le crincrin procure des revenus réguliers pour les petits
producteurs. Contrairement aux spéculations saisonnières comme le maïs ou le
manioc, le crincrin offre jusqu’à trois cycles de récolte par an. Sur un
hectare, un producteur peut générer entre 350 000 et 500 000 F Cfa de bénéfices
nets par saison, avec des coûts de production relativement faible. «Ici, quand
rien d’autre ne pousse, le crincrin pousse encore. Il résiste à tout, même à
l’oubli des politiques », confie Clément Akouété, producteur à Dogbo.
Une filière bien féminine, il faut le reconnaître. En
effet, la transformation du crincrin dans le Mono est majoritairement assurée
par des groupements de femmes, organisées autour de petites unités ou
coopératives de récolte, de conditionnement et de commercialisation. À Bopa, le
groupement Les Mères Vertes emploie une cinquantaine de femmes. Elles
transforment les feuilles en poudre ou en pâte, destinées au marché urbain et
surtout à la diaspora. Conditionnées dans des emballages artisanaux, les
poudres de crincrin commencent à faire leur apparition dans certaines surfaces
de grande distribution.
« Grâce au crincrin, j’ai pu scolariser mes enfants et
nourrir ma famille. C’est ma seule source de revenus et j’en suis très fière»,
confie Elisabeth Aballovi S.,
transformatrice de crincrin depuis 13 ans.
Les marchés locaux – Comè, Lokossa, Grand-Popo – écoulent
quotidiennement plusieurs tonnes de feuilles fraîches de crincrin. Mais le
produit se vend également bien à Cotonou, Porto-Novo et dans la sous-région,
notamment au Nigeria et au Togo, où la demande ne cesse d’augmenter.
A y voir de plus près, la filière crincrin du Mono recèle
de paradoxes. Production abondante mais instable, commercialisation active mais
chaotique, demande forte mais revenus faibles. Le diagnostic est sans appel. En
clair, la chaîne de valeur est fragmentée. Les producteurs vendent aux
collecteurs, souvent à la merci d'intermédiaires dominants comme les
conducteurs de taxi-motos devenus barons de la feuille verte, qui arpentent les
champs pour acheter à vil prix. En période d’abondance, 30 kilos de crincrin
peuvent être achetés à 500 F Cfa à peine, au moment où en période creuse, ils valent dix fois plus.
Le principal souci de cette filière est le défaut de
moyens logistiques. Le produit ne survit que 48 heures après récolte,
condamnant les producteurs à vite le liquider et souvent à perte. Le transport
reste archaïque, l’absence de chambres froides ruine la conservation, et les
prix s’effondrent dès que les paniers débordent.
Pour un souffle nouveau
La fragilité ne s’arrête pas au marché. Les variétés
locales dégénèrent, les semences améliorées sont rares, et l’usage excessif
d’engrais chimiques (notamment l’urée) nuit à la qualité gustative du produit.
Dans certaines communes comme Lokossa, l’agrochimie règne, tandis qu’à
Grand-Popo, des poches de résistance agroécologique tentent de préserver des
pratiques durables.
Les insecticides, souvent importés du Togo voisin,
s’appliquent sans encadrement. Résultat : pollution des sols, résidus douteux
sur les feuilles, et risques sanitaires latents.
Un rôle clé pour les femmes, mais sans terres ni crédits.
Les femmes sont les piliers de cette filière. Elles sèment, sarclent, récoltent
et vendent. Mais elles n’ont que rarement la terre, encore moins les
financements. Le déséquilibre genre dans l’accès aux ressources freine
l’autonomisation et limite le développement équitable de la filière.
Le potentiel est immense puisque la demande nationale est
forte, les recettes sont variées, la diaspora africaine est friande de cette
plante. Des programmes comme Padmar ou Delta Mono existent, mais peinent à
structurer l’écosystème. La menace des inondations, du bétail errant et de
l’anarchie foncière plane.
À l’heure où le Bénin rêve d’une agriculture durable et
d’exportations conquérantes, le crincrin doit sortir de sa marginalité ou de sa
précarité. Ce n’est pas une simple herbe potagère, c’est un pilier économique
et alimentaire à solidifier.
Il est temps d’investir dans la structuration de la filière, de former les producteurs, de valoriser les pratiques agroécologiques, de créer des systèmes de fixation des prix et d’offrir aux femmes et jeunes un véritable accès aux leviers de production. Le crincrin peut devenir l’or vert du Bénin. Mais pour cela, plus qu’un arrosoir, il faut une vision. Longtemps perçu comme un simple légume traditionnel, le crincrin s’impose aujourd'hui comme un levier économique stratégique dans tout le département du Mono. Avec une production florissante, des filières féminisées et un potentiel d’exportation encore sous-exploité, cette plante glissante trace discrètement, progressivement mais sûrement son sillon dans l’économie rurale béninoise.
Le crincrin du Mono en chiffres (2024)
Superficie cultivée : env. 6 800 hectares
Production annuelle : ~12 000 tonnes
Emplois directs générés : > 9 000
Revenus nets moyens/ha/saison : 350 000 à 500 000 F Cfa
Taux de transformation locale: env. 15 %
Principaux
marchés : Cotonou, Lomé, Lagos
Le crincrin procure des revenus réguliers pour les petits producteurs