La Nation Bénin...
Alors que le monde se réunit à la Cop30 à Belém, en quête, comme toujours, de la formule capable de faire entrer l’adaptation climatique dans l’âge de la maturité, la note récente de Bill Gates, intitulée « Three Tough Truths About Climate » (Trois dures vérités sur le climat), relance le débat : Le développement, affirme-t-il, est en soi une forme d’adaptation. Mais si cela est vrai, alors qui doit le financer ? Partout en Afrique, une réponse émerge. Le Mécanisme des Bénéfices de l’Adaptation (Abm), est une approche non marchande conçue sur le continent, qui transforme les résultats de résilience vérifiés en actifs mesurables et finançables. A travers cela, des innovateurs africains démontrent que la résilience peut non seulement se construire, mais aussi se financer. L’auteur, Luc Gnacadja, est co-président du Comité exécutif du Mécanisme des Bénéfices de l’Adaptation (Abm-EC), ancien ministre de l’Environnement, de l’Habitat et de l’Urbanisme du Bénin et ancien secrétaire exécutif de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (Cnulcd).
À l’aube, dans le village côtier de Djègbadji, au sud de Ouidah, les femmes productrices de sel observaient, impuissantes, le fragile équilibre entre le chapelet de lagunes salées, les mangroves et leurs salines se dérégler peu à peu. Chaque année, des crues irrégulières et des variations imprévisibles du régime des eaux endommageaient leurs bassins de production et érodaient les lisières de mangrove où elles étaient par ailleurs contraintes de prélever le bois, leur unique source d’énergie. « L’eau changeait de cours à chaque saison », se souvient Mme Houessou affectueusement surnommée «La Tête » par les membres de la coopérative de femmes qu’elle dirige. « Nous ne pouvons plus y faire face avec nos maigres moyens. »
Cependant, les choses sont en train de changer. Grâce au projet “Gestion communautaire adaptative des mangroves pour la résilience climatique et les moyens de subsistance durables au Bénin”, les coopératives locales œuvrent désormais à préserver les écosystèmes de mangroves, qui protègent le littoral de la montée du niveau de la mer, tout en améliorant les conditions socio-économiques des femmes productrices de sel. L’initiative favorise l’accès à une énergie propre et durable ainsi qu’à l’eau, restaurant la nature tout en restaurant la dignité.
Ce projet figure parmi des dizaines d’initiatives d’adaptation locales examinées dans le cadre de la phase pilote de l’Abm, qui vise à démontrer comment des résultats mesurables en matière de résilience climatique peuvent attirer des financements durables. Il incarne pleinement l’esprit du Mécanisme des Bénéfices de l’Adaptation (Adaptation Benefits Mechanism ou Abm) qui est de faire de la résilience un résultat mesurable, vérifiable et finançable.
Le défi lancé par Bill Gates
Dans sa note « Three Tough Truths About Climate » (Trois dures vérités sur le climat), Bill Gates invite la communauté internationale à repenser sa façon d’aborder le changement climatique. Il met en garde contre une focalisation excessive sur la réduction des émissions, qui détourne l’attention des besoins urgents de milliards de personnes confrontées à la pauvreté, à la faim et aux maladies. Dans les pays pauvres, écrit-il, « Le développement ne dépend pas d’une meilleure adaptation à un climat plus chaud; le développement c’est l’adaptation. »
Il a raison. Mais si le développement est adaptation, la question demeure : qui paie la facture ?
Selon le Climate Policy Initiative (2025), les financements dédiés à l’adaptation et aux bénéfices conjoints ne représentent que 8 % des flux mondiaux de financement climatique, moins de 5 % pour l’adaptation seule, contre près de 2 000 milliards de dollars consacrés à l’atténuation. Le déséquilibre est abyssal : nous investissons massivement pour ralentir le réchauffement, mais très peu pour apprendre à vivre avec lui.
Nulle part cette contradiction n’est plus flagrante qu’en Afrique, où inondations, sécheresses et vagues de chaleur ne sont plus des risques potentiels mais des réalités quotidiennes. Le problème n’est pas le manque de solutions mais l’absence d’architecture financière capable de reconnaître et de valoriser les résultats de l’adaptation.
Une quatrième vérité venue d’Afrique : la résilience peut se mesurer et se financer
Bill Gates a énoncé trois vérités sur le climat. Une quatrième se dessine en Afrique : la résilience est mesurable et finançable, à condition de savoir la valoriser.
Le Mécanisme des Bénéfices de l’Adaptation (Abm) incarne cette conviction. Conçu par la Banque africaine de développement (Bad) et reconnu par les Nations unies au début de cette année comme la première approche non marchande opérationnelle au titre de l’article 6.8 de l’Accord de Paris, l’Abm transforme l’impératif moral de l’adaptation en opportunité d’investissement pour une résilience partagée.
Son principe est simple et révolutionnaire : les projets qui réduisent la vulnérabilité climatique, qu’il s’agisse de restaurer des mangroves, de promouvoir une agriculture intelligente face au climat ou de renforcer les défenses contre les inondations, génèrent des Bénéfices d’Adaptation Certifiés (Bac ou Cab en anglais) une fois leurs résultats vérifiés de manière indépendante. Ces Bac peuvent ensuite être acquis par des donateurs, des États ou des entreprises pour contribuer de façon transparente au coût de l’adaptation et non pour compenser les émissions. Chaque dollar versé renforce directement la résilience des communautés et des écosystèmes.
Contrairement aux marchés du carbone, l’Abm est un mécanisme non marchand : pas de spéculation et pas de profits tirés du commerce d’actifs. Le prix d’un Bac est déterminé par le déficit de financement que le projet doit combler pour atteindre ses résultats et non par l’offre et la demande. La valeur d’un Bac ne réside pas dans les tonnes de carbone évitées mais bien dans les vies et les moyens de subsistance protégés.
De l’impératif moral à la proposition d’investissement
Deux modalités de financement complémentaires donnent vie à l’Abm :
• La modalité ex-ante, qui permet à un projet de mobiliser des fonds avant sa mise en œuvre, sur la base d’un engagement futur d’achat de Bac, facilitant ainsi l’accès au crédit ou au financement mixte ;
• La modalité ex-post, qui récompense les projets ayant déjà produit des résultats, leur permettant de se maintenir ou de s’étendre au-delà des subventions initiales.
En combinant ces deux voies, l’Abm transforme l’adaptation, souvent confinée à des aides ponctuelles, en cycle d’investissement durable.
La phase pilote (2019-2025) a prouvé la faisabilité du concept. En Côte d’Ivoire, des cacaoculteurs adoptent des systèmes agroforestiers résilients à la chaleur. Au Kenya et au Nigeria, des barrières mobiles anti-crues protègent marchés et quartiers informels. Au Bénin, la restauration des mangroves vise à relancer toute une économie côtière.
Chaque initiative génère des Bac, des unités tangibles de résilience et montre que les communautés les plus vulnérables peuvent être actrices de l’innovation, pas seulement bénéficiaires de l’aide.
Pourquoi le monde a besoin d’un mécanisme non marchand
Le système actuel de financement climatique privilégie les marchés du carbone, qui récompensent la réduction des émissions. Mais les marchés ne savent pas chiffrer les pertes évitées ni la valeur d’un écosystème restauré. L’adaptation n’a pas de marché naturel, seulement un intérêt humain commun.
L’Abm comble ce vide. Il instaure un cadre transparent et équitable où les résultats d’adaptation sont reconnus comme biens publics mondiaux. Il s’aligne sur les principes d’équité de l’Accord de Paris et sur l’Objectif mondial d’adaptation. Il offre enfin aux donateurs et aux entreprises un instrument crédible pour contribuer à la résilience sans compensation d’émissions, exactement ce qu’appelle de ses vœux Bill Gates dans sa logique centrée sur le bien-être humain.
De la phase pilote au mécanisme mondial
À la Cop30 de Belém, l’Abm franchira une étape historique: l’émission des premiers Bénéfices d’Adaptation Certifiés. Cette avancée prouve que les résultats d’adaptation peuvent être quantifiés, vérifiés et financés avec intégrité. La prochaine étape (2026-2030) visera à faire de l’Abm un mécanisme mondial, soutenu par une plateforme multipartite associant gouvernements, banques de développement, investisseurs et fondations.
Imaginons que les émetteurs responsables de seulement 25 % des émissions mondiales consacrent 10 dollars par tonne à l’achat de Bac : cela mobiliserait près de 100 milliards de dollars par an, soit un tiers de l’objectif de financement de l’adaptation entre Bakou et Belém.
Le message est clair : Les subventions seules ne suffiront pas à combler le déficit de financement de l’adaptation. Il faut des ressources nouvelles, fondées sur la transparence, l’équité et la responsabilité partagée.
Un appel lancé depuis Belém
En transformant la résilience en résultats mesurables et vérifiables, l’Abm donne de la valeur à ce qui, autrefois, semblait immatériel. En ancrant l’adaptation dans le bien-être humain, il reconstruit la confiance entre le Nord et le Sud, entre les entreprises et les communautés. En finançant la protection plutôt que le profit, il redéfinit ce que signifie «investir» à l’ère du dérèglement climatique.
Comme le rappellent les femmes productrices de sel de Djègbadji, planter des mangroves n’est pas un acte de charité, c’est le développement érigé en impératif d’adaptation, et la preuve que l’ingéniosité africaine peut éclairer le chemin vers un avenir climatique plus juste et plus sûr.
Le monde a investi des milliards pour ralentir le réchauffement ; il doit désormais investir avec discernement pour apprendre à vivre avec lui.
Aux dirigeants d’aujourd’hui Bill Gates lui-même y compris, de soutenir les innovations qui, comme le Mécanisme des Bénéfices de l’Adaptation (Abm), transforment cette conviction en action et cette vision en réalité.
Luc GNACADJA