La Nation Bénin...
Et
dire que nous espérions pouvoir enfin dormir tranquille, depuis cette aurore
fatidique du 12 juillet 2023 où la nouvelle inattendue de son brutal décès
s’étala à la une de tous nos journaux, saturant les réseaux sociaux, à la
grande désolation des uns, au soulagement jubilatoire des autres, en tout cas à
la sidération générale de toute une population. Mais ne voilà-t-il pas
qu’inattendument surgissent aujourd’hui, coup sur coup, du même Roger
Gbégnonvi, deux œuvres, l’une une réédition, l’autre une œuvre inédite, quoique
achevée depuis près d’une décennie, que l’auteur semble avoir délibérément et
soigneusement rangée dans le secret de la confidence d’un cercle strictement
restreint d’amis, comme s’il nous la réservait, en guise de ses mémoires et à
titre posthume, telle une ultime livraison quasi testamentaire .
Quoi
qu’il en soit, l’initiative de cette double livraison simultanée sortie des
presses d’une maison d’édition de la métropole bordelaise en France, ne nous
renvoie-t-elle pas, de façon paradoxale, à cette trop célèbre citation
attribuée à Amadou Hampâté Bâ, citation qu’on chercherait en vain dans les
écrits de l’historien et ethnologue malien, à moins que celui-ci n’ait eu à la
prononcer au détour de quelque conférence : « En Afrique, quand un vieillard
meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Désastreuse catastrophe dont
l’antidote et la parade pourraient éventuellement se trouver à travers
l’initiative qu’illustrent ces deux nouvelles parutions, faisant ainsi des
générations nouvelles celles qui tournent le dos à cette fatalité légendaire et
s’assignent pour responsabilité historique d’éviter les autodafés, d’empêcher
que la mort de nos aînés ne s’assimile systématiquement à un incendie de nos
bibliothèques.
Car
après Roger Gbégnonvi, nous avons déjà eu à déplorer coup sur coup, la
disparition de Jérôme Carlos, de Paulin
Hountondji,
de Stanislas Spéro Adotévi…, et avant eux, Jean Pliya, Honorat Aguessy, Félix
Iroko, Olabiyi B. Yaï et tant d’autres. Comment faire donc pour que survivent
la mémoire, et surtout l’œuvre de tous ces laborieux travailleurs qui, chacun à
sa façon, a nourri et enrichi la pensée et le patrimoine culturel de notre
pays, contribué ainsi à la diversité de la pensée et de la culture universelles
?
Certes,
nous savons, oh combien honorer nos « morts qui ne sont pas morts, qui ne sont
pas partis», comme en témoignent nos rassemblements festifs hebdomadaires
autour de ripailles abondamment arrosées en mémoire de tel ou tel qui nous a
quittés «5 ans déjà ! », « 10 ans déjà ! », voire « 50 ans déjà ! », festivités
hebdomadaires dont le budget ne faiblit jamais, ni par temps de «cherté de la
vie» ni de crise du « panier de la ménagère ».
Mais
qu’il nous en souvienne, à certains d’entre nous, cette question jadis soumise
à notre réflexion d’apprentis philosophes: « Le désir d’immortalité est-il
réalisable ? » Nous avions à l’époque balbutié quelques tentatives de réponse
jugées contestables, balayées d’un revers de la main par nos maîtres,
tentatives de réponse qui vont chercher la solution au désir d’immortalité dans
la frénésie d’une abondante progéniture, ou l’édification de biens immobiliers
disséminés çà et là, par-delà les contraintes incontournables des lois
naturelles de la biologie. Il nous fut rétorqué sèchement que « tout cela n’est
que poussière et poursuite de vent », et que seules les grandes œuvres de
l’esprit qui se traduisent en inventions, en créations et productions
artistiques, littéraires ou philosophiques pourraient nous prolonger et
traverser le temps et l’espace.
Ces
œuvres de l’esprit et leur perpétuation à travers le temps, en appellent à la
responsabilité des intellectuels, non pas seulement des bardés de diplômes que
nous reconnaissons comme tels, mais de tous ceux qui témoignent de la vie de
l’esprit en eux, qu’ils aient fait leurs preuves dans «les écoles du Blanc »,
ou qu’ils n’y aient jamais mis les pieds en restant proches des valeurs de nos
cultures endogènes, ceux-là que Barthélémy Adoukonou qualifie d’« intellectuels
communautaires», catégorie qu’il définit comme « toute personne qui, quel que
soit son sexe ou son âge, participe à
titre de créateur ou de conservateur aux acquisitions culturelles des sociétés
africaines en régime d’oralité.» Et B.
Adoukonou d’opposer «l’intellectuel communautaire » à «l’intellectuel par
qualification», la catégorie de ceux-là qui « ont traversé l’école et qui ne maîtrisent qu’un aspect sectoriel
du projet global de rationalité scientifique, et qui se contentent de
fonctionner dans un ensemble dont ils ne
se préoccupent guère de penser la totalité de sens. » C’est hélas le cas de la
majorité des « intellectuels africains auto-proclamés». Toutefois, selon B.
Adoukonou, l’intellectuel universitaire africain peut se rapprocher de
l’intellectuel communautaire et collaborer avec lui en devenant « intellectuel
par vocation », c’est-à-dire en étant de ceux qui, «pour se trouver au plus
proche des valeurs centrales de la société, pour l’impulser du dedans,
s’efforcent sans arrêt de penser la totalité de sens de sa culture à partir de
leur secteur propre de rationalité » . C’est la contribution de tous ces
acteurs méritants qu’il convient de préserver et de perpétuer. Roger Gbégnonvi
fut-il de ces « intellectuels par vocation» ? S’est-il efforcé « sans arrêt de
penser », lui qui semblait s’être donné pour devise « Ecrire ou périr » et dont
toute la vie aura été une continuelle activité d’écrire? L’histoire le dira, et
ne pourra le dire qu’à la condition que son héritage intellectuel ainsi que l’héritage de tous ces aînés qui
nous ont quittés puissent être rassemblés pour devenir matière à réflexion,
constituer des corpus de référence.
Corpus
de référence ? En effet, dans la conférence inaugurale qu’il délivra le 23 mars
2023 en ouverture au colloque scientifique tenu au séminaire philosophât de
Djimè à Abomey sur le thème « L’anthropophobie : comment ré-humaniser l’homme ?
», Mahougnon Kakpo de l’université d’Abomey-Calavi, développa le concept d’«
auto-référentialité » qu’il définit comme une véritable « épistémologie de
rupture» face à « l’épistémologie de l’arrogance occidentalo-centriste
d’arrogance», comme la nécessité pour les Africains de se référer aussi à des
Africains dans leurs discours, dans leurs réflexions, au lieu d’avoir toujours
pour références permanentes et constantes des penseurs étrangers à l’Afrique.
En publiant Penser l’Afrique d’aujourd’hui avec Paulin Hountondji (2021),
Roland Téchou et Bernard Boko se sont inscrits dans la voie de ce qu’il
convient désormais d’entreprendre et d’intensifier pour que la pensée des
Africains, leur contribution à la diversité de la pensée universelle prenne
place dans la pensée tout court, et pour qu’enfin le récit de chasse cesse
d’être unilatéralement le récit du chasseur.
Il
faut espérer que dans les prochains jours, ces deux publications de Roger
Gbégnonvi, Paroles interdites ainsi que Le Pape du Peuple, Songes et Mensonges
du Monde soient disponibles dans les rayons de nos librairies pour que nous
puissions encore prolonger pour un temps nos confrontations d’idées avec cet
homme problématique dont son camarade de classe, Mgr Victor Agbanou, évêque
émérite de Lokossa a écrit : « De Roger Gbégnonvi, il y a beaucoup à dire,
beaucoup à partager »■