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Restrictions d’accès à Internet en Afrique: Un procédé répandu en violation du droit à l’information

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Dr Julien Coomlan Hounkpè, spécialiste du numérique Dr Julien Coomlan Hounkpè, spécialiste du numérique

Les restrictions d’accès à Internet faites par de nombreux gouvernements en Afrique violent des principes de plusieurs instruments internationaux des droits de l’Homme, selon Julien Coomlan Hounkpè, docteur en droit. Le spécialiste du numérique était l’invité de la Chaire Unesco pour une conférence-débat sur le sujet, vendredi 15 mars dernier à l’Uac.

Par   Claude Urbain PLAGBETO, le 22 mars 2024 à 10h31 Durée 4 min.
#Restrictions d’accès à Internet en Afrique

Les restrictions d’accès à internet sont récurrentes sur le continent africain, bien que nombre de Constitutions ou de lois consacrent la liberté d’expression, de communication et le droit à l’information des individus. En témoigne le nombre sans cesse croissant de recours effectués par les individus et organisations de la société civile devant les juridictions nationales et régionales, souligne Julien Coomlan Hounkpè, docteur en droit, spécialiste du numérique. Il a animé une conférence-débat à la Chaire Unesco des droits de la personne et de la démocratie, vendredi 15 mars dernier, à l’université d’Abomey-Calavi (Uac), sur le thème « L’Internet et la gestion des crises en Afrique ».

Sur la cinquantaine d’Etats africains, fait observer l’enseignant-chercheur, seulement une quinzaine n’ont pas mis en œuvre des mesures de restrictions qui soient documentées sur la période 2017-2023, indépendamment de la nature du régime politique en place dans chacun des pays.

Le phénomène a été médiatisé et étudié à partir des années 2010 dans le contexte des « Printemps arabes » ayant suscité des coupures (Egypte) ou tentatives de coupures (Tunisie). Il se manifeste à travers des mesures générales et ciblées telles que la coupure d’internet à l’échelle nationale ou locale, le blocage de l’accès à certains sites internet (médias indépendants, institutions) ou le blocage de l’accès aux réseaux sociaux de façon sélective ou généralisée. En général, la coupure totale de l’accès à internet reste la méthode privilégiée mais des moyens alternatifs sont mis en œuvre en fonction de la cible des mesures. Le blocage de l’accès aux réseaux sociaux ou à des applications de messageries telles que WhatsApp réduit à néant la capacité de mobilisation et d’interaction des populations. La réduction du débit de l'Internet rend la transmission de fichiers quasiment impossible.

 

Prétextes

Les autorités fondent leurs décisions de restrictions sur des motifs divers et variés à savoir maintien de l’ordre public, sécurité nationale, lutte contre le terrorisme, protection de la culture, protection du statut ou de la légitimité d’une figure politique, lutte contre la désinformation. Les mesures durent quelques minutes ou quelques jours, voire plusieurs semaines selon le contexte : crise politique ou sanitaire (Soudan en 2018, à l’occasion d’une motion de censure contre le gouvernement somalien par le Parlement en 2020), période électorale (Tanzanie, R. D. Congo, Ouganda, Guinée, Bénin), violences, contestations populaires (Soudan du Sud en août 2021, Sénégal en juin 2023), prévention de troubles spécifiques (Sénégal en février 2024).

Pour Dr Hounkpè, la sécurité nationale souvent invoquée pour justifier une interférence avec l’accès à l’Internet, est un prétexte utilisé par les États pour réprimer la dissidence et dissimuler les abus. « Présentés comme des moyens de maintenir l’ordre public, les blocages et coupures ont surtout pour effet de contenir la propagation de l’information en ligne, a fortiori dans le cas des Etats qui exercent un contrôle appuyé sur les médias traditionnels», laisse-t-il entendre. « En réalité, ajoute le conférencier, force est de constater que les restrictions ont davantage pour objectif de bâillonner l’opinion, de décrédibiliser un mouvement populaire, de contribuer à la désorganisation d’un rassemblement, d’influencer le cours d’une campagne électorale ou de prévenir d’éventuelles réactions aux résultats. »

Il signale le manque de transparence des autorités quant à l’origine étatique des mesures de coupure ou de blocage mises en œuvre sur le territoire ou dans une région donnée. « Les mesures de restrictions sont trop rarement assumées par l’Etat, annoncées par un organisme en amont ou revendiquées en aval », fait-il remarquer. Dans de nombreux cas de figure, poursuit-il, les internautes « découvrent » le blocage ou la coupure sans explication préalable ou ultérieure, comme en témoignent les exemples béninois et nigérian en avril 2019 et mars 2021.

Manquements

Les mesures de restrictions de l’accès à Internet interpellent tant par l’atteinte qu’elles sont susceptibles de porter aux droits fondamentaux et à l’Etat de droit que par le préjudice qu’elles causent aux intérêts économiques des acteurs du numérique et à ceux des Etats eux-mêmes. Elles « peuvent à la fois constituer des violations du droit international et des droits de l’Homme, mais aussi d’obligations conventionnelles relatives au respect de l’Etat de droit », dénonce Julien Hounkpè.

Il cite notamment les articles 19 et 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pidcp), les articles 9 et 11 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, consacrant le droit à l’information, le droit à la liberté d’expression, le droit de réunion. Le spécialiste du numérique invoque également l’observation générale n° 34 du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies, les résolutions adoptées par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies, notamment celle relative à la promotion, la protection et l’exercice des droits de l’Homme sur internet. Le Conseil y condamne « sans équivoque les mesures qui visent à empêcher ou à perturber délibérément l’accès à l’information ou la diffusion d’informations en ligne, en violation du droit international des droits de l’Homme, et invite tous les Etats à s’abstenir de telles pratiques et à les faire cesser ».

Les coupures et blocages d’accès à Internet sont également susceptibles de constituer des mesures illicites en raison de leur caractère disproportionné dans les ordres juridiques nationaux des Etats africains, ajoute Dr Hounkpè.

Appel à la préservation des droits

Les restrictions opérées par les gouvernements africains renforcent l’image d’un continent victime d’une faible connectivité aux câbles de fibre optique structurant le réseau mondial, précarisent le débat public aux échelles régionale et locale en l’exposant à des censures disproportionnées et fragilisent l’activité des acteurs économiques victimes du préjudice occasionné par une coupure généralisée, selon Dr Julien C. Hounkpè. Elles compromettent la communication en ligne des individus et communautés résidant sur le territoire, entre eux et avec des interlocuteurs étrangers lors d’élections ou en situation d’instabilité politique ou de crises institutionnelles.

« Bien que le droit d’accès à l’Internet ne soit pas encore expressément reconnu par le droit international, il est largement considéré comme un instrument de la liberté d’expression et, comme pour tous les droits de l’Homme, il ne peut être limité que de manière justifiée », estime Dr Hounkpè. Au minimum, préconise-t-il, si l’on veut limiter l’accès à Internet, les lois, les politiques et les pratiques sur lesquelles on s’appuie, devront être transparentes. Aussi, faut-il que les objectifs de la dérogation soient clairement définis et qu’un contrôle indépendant et impartial soit exercé, ajoute-t-il.