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Carlos Toe sur le retrait de trois Etats de la Cedeao: « Tôt ou tard, ils y reviendront en bloc ou individuellement »

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Carlos Toe, analyste politique Carlos Toe, analyste politique

Carlos Toe, analyste politique, enseignant des Relations internationales à Ouagadougou, déplore le retrait simultané de son pays le Burkina Faso ainsi que le Niger et le Mali, de la Cedeao. Il relève des facteurs qui ont fait le lit de cette situation, évoque les conséquences sur les Etats et les populations, et assure que le retour dans cette organisation est inévitable.

Par   Arnaud DOUMANHOUN, le 31 janv. 2024 à 12h27 Durée 3 min.
#Carlos Toe sur le retrait de trois Etats de la Cedeao
LA NATION : Quels sont les facteurs qui ont concouru à la décision de retrait de ces trois pays de la Cedeao ?

Carlos Toe : C’est le recours au coup d’Etat militaire qui a installé de nouveaux dirigeants à la tête de ces Etats. Cette façon de dévolution du pouvoir est en parfaite contradiction avec le protocole additionnel de la Cedeao sur la bonne gouvernance et la démocratie adopté à Bamako. Dès lors, la Cedeao et ces Etats se sont retrouvés dans une situation de dialogue de sourds. Un dialogue de sourds entretenu par les régimes politiques de Bamako, de Ouagadougou et de Niamey, parce que cela leur a permis de faire une grande mobilisation autour de leurs régimes. Forts de leurs soutiens populaires internes et externes, ils ne voient plus la nécessité de se soumettre, ou de soumettre un calendrier politique à l’appréciation d’une puissance extérieure comme la Cedeao. Cette situation s’est complexifiée avec la ténacité de la Cedeao à l’application coûte que coûte des termes du protocole additionnel de Bamako. Ceci va précipiter les choses en fonction du contexte dans chacun de ces trois Etats. Le Niger a connu deux faux rendez-vous, sinon plusieurs avec la Cedeao. Dès le départ, en raison de la décision de débarquer par la force. Ensuite, deux rencontres avec l’ouverture de la possibilité d’une médiation sous le leadership du Togo. La première, ce sont les Nigériens qui n’étaient pas prêts à accueillir la délégation de la Cedeao, et la deuxième, la Cedeao évoque des questions techniques pour ne pas y être, dans le sens de l’application de la théorie de réciprocité, très connue dans les relations internationales. Dans le cas du Mali, la sortie de l’accord d’Alger pose un problème fondamental, d’autant plus que la Cedeao est partie prenante, même si c’est porté par l’Algérie. Si l’accord d’Alger ne tient plus, Bamako se trouverait aussi mal à l’aise par rapport aux autres accords de la Cedeao. 
Au niveau du Burkina Faso, c’est inévitablement l’avancée de l’échéance de juillet 2024, confirmée par la junte, pour manifester vis-à-vis de la Cedeao, sa volonté d’organiser des élections pour un retour à l’ordre constitutionnel. A six mois de cette échéance, il n’y a aucun signe manifeste du respect de ce calendrier, ne serait-ce même une consultation des parties prenantes à savoir : partis politiques, organisations de la société civile, voire partenaires techniques et financiers. Globalement, ce sont les trois éléments qui ont créé un contexte favorable au retrait unilatéral des trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel (Aes) de la Cedeao. C’est déplorable étant donné qu’il y a des mécanismes de discussion, de dialogue mis en place pour les mécontentements. La preuve en est qu’il y a des médiateurs désignés pour chacun des trois pays. Je pense que c’est beaucoup plus un effet de communication que ces trois dirigeants ont voulu créer au sein de leurs soutiens. Sinon, il n’y a pas de raison institutionnelle au regard des motifs qu’ils avancent. La question de la sécurité est une question interne aux Etats et il y a des limites fixées à l’intervention des structures comme la Cedeao.

Quelles seront les conséquences d’une telle décision sur les trois pays ? 

Au niveau institutionnel, il y aura des dénonciations d’accords de siège pour certaines Ong qui existent au Burkina Faso, au Niger ou au Mali. C’est suivant le principe de la libre circulation des personnes que ces Etats ont accepté de signer les accords de siège de certaines Ong et institutions dans leur capitale. Au plan économique, pour ces trois pays qui n’ont pas de contact avec la mer, et prennent la décision de ne plus évoluer dans l’espace Cedeao, la conséquence immédiate sera la hausse des taxes sur certains produits importés. 
Le risque est que dans les mois à suivre, on pourrait se trouver dans une situation d’inflation. En ce qui concerne les emplois, n’oubliez pas que certains Burkinabè ont des parents qui travaillent dans les espaces de la Cedeao, hormis l’espace Uemoa, et qu’ils n’auront plus droit d’établissement. Ainsi, certains emplois seront menacés en dehors même de ceux occupés par les ressortissants des trois pays au niveau des institutions telles que la Cour de justice et le Parlement de la Cedeao. Imaginez la situation de ces ressortissants dans des pays qui ne sont pas dans l’Uemoa comme le Nigéria, la Sierra Leone, la Guinée équatoriale. Par exemple des Burkinabés sont nombreux en Guinée équatoriale à cause de l’or et il y a des expulsés pour raison de papiers. La dimension migratoire du peuple malien est connue. Ce sont des populations qui vont au-delà de la Cedeao, qui a des accords avec la Sadc ou la Cemac. Quel sera leur sort après ce retrait des trois pays ? Au Burkina Faso, en dehors du risque d’inflation sur certains produits de première nécessité, il va naitre un malaise social. Nous allons apparaitre comme des pays qui portent entorse au processus d’intégration africaine, parce que tous les panafricanistes sincères qui savent que la Cedeao n’est qu’un projet d’étape de la réalisation des Etats Unis d’Afrique vont être déçus. 
En ce qui concerne la mobilité, les ressortissants des trois pays ayant des voyages imminents en dehors de l’espace Uemoa, pourraient être obligés de les retarder, en attendant la réaction des autres pays membres de la Cedeao. Au-delà des questions politiques, économiques et sociales, au plan culturel, les artistes et leurs œuvres qui circulent vont en pâtir également. Je crains aussi que les 5 autres pays de l’Uemoa se joignent à la Cedeao pour durcir davantage leurs positons, et le cas échéant, c’est le marché noir qui va se développer. L’autre élément est qu’on impute aux citoyens maliens, burkinabè, nigériens, le droit de porter à la connaissance de la communauté internationale des revendications. Vers quelle autre instance ou quel tribunal, le citoyen doit se tourner pour exposer sa situation, s’il pense être lésé par l’Etat ?

Et quels impacts ce retrait pourrait-il avoir sur les autres Etats de la sous-région ?

Ils vont ressentir les mêmes effets notamment au plan économique. La balance commerciale va être déséquilibrée. Mais tout dépendra de comment ils vont accueillir individuellement l’annonce. La Cedeao peut durcir sa position, si elle a vraiment l’appui de l’ensemble des chefs d’Etat. Quand on regarde la posture du Togo qui a permis que son port soit utilisé par le Niger, trouvant là une opportunité de diversifier ses partenaires, une telle unité va poser un problème. C’est clair que beaucoup auront le regret de dire, si nous étions intervenus militairement au Niger, on aurait réglé la question définitivement. Du coup, la junte au Burkina Faso à qui il reste 7 mois, va se dire que si elle n’organise pas les élections, ce qui est arrivé au Niger peut lui arriver. Le Mali qui avait commencé à donner de bons signaux avec un référendum, n’allait plus revenir sur ses pas, mais va poursuivre ses diligences pour des élections afin d’asseoir un pouvoir civil. Mais l’un dans l’autre, c’est du gâchis pour l’Afrique et une perte de temps, parce que tôt au tard, ils seront obligés d’intégrer à nouveau la Cedeao, le seul modèle consensuel arrêté pour les intégrations sous régionales. La situation actuelle est une impasse politique qui nécessite que les uns et les autres s’asseyent et mettent, chacun, de l’eau dans son vin. 

Quel avenir pour la Cedeao ?

La Cedeao connait actuellement des turbulences certes, mais il ne faut pas oublier qu’elle est en Afrique, la première organisation sous régionale la mieux avancée en termes de structuration, de vision et d’acteurs sur tous les plans. Le retrait de ces trois pays ne peut pas aboutir au même résultat, parce qu’ils recherchent le même effet que leur retrait du G5 Sahel où ils étaient majoritaires. Dans la Cedeao, ils ne sont qu’une minorité. Tôt ou tard, ils y reviendront en bloc ou individuellement