La Nation Bénin...
L’Union
africaine a proclamé 2025 « Année de la justice pour les Africains et les
personnes d’ascendance africaine par les réparations ». Sa note conceptuelle
(disponible sur le site de l’Uai ) affirme une volonté de reconnaissance et de
compensation pour les injustices subies par l’Afrique et sa diaspora à travers
l’histoire. Une initiative louable en apparence, mais posons-nous les vraies
questions: la justice pour l’Afrique viendra-t-elle d’une négociation avec ceux
qui ont bâti leur prospérité sur son exploitation ? Une telle entreprise
n’est-elle pas contreproductive, voire contraire à sa quête de dignité ?
Les réparations ne relèvent ni d’un enjeu moral ni d’une simple question de justice. Elles relèvent d’un rapport de forces. Et aujourd’hui, l’Afrique est encore prisonnière de deux blessures profondes, bien plus handicapantes que la spoliation de ses richesses.
L’Afrique face à ses véritables blessures : l’épistémicide et le complexe d’extranéité
L’esclavage
et la colonisation ont laissé des cicatrices visibles économiques, politiques et sociales. Mais les
séquelles les plus dévastatrices sont invisibles: elles ont touché notre
rapport au savoir et à nous-mêmes.
L’épistémicide
a détruit nos systèmes de pensée et marginalisé nos productions
intellectuelles, nous enfermant dans des cadres qui ne sont pas les nôtres.
Ensuite, le complexe d’extranéité continue d’alimenter une aliénation
culturelle qui pousse trop d’Africains à valoriser et reproduire des modèles
extérieurs, plutôt que de forger une trajectoire autonome.
Ces deux maux ne seront ni guéris par des excuses officielles ni compensés par des transferts financiers. Seule une révolution éducative permettra à l’Afrique de redevenir actrice souveraine de son propre destin.
De Ouidah à Harvard : l’épistémicide en héritage
Ouidah,
la ville natale de mes parents, abrite une imposante « Porte » dont la
symbolique est double : vue depuis la ville, elle incarne la « Porte du
Non-Retour », marquant la séparation tragique des captifs arrachés à leur terre
; mais lorsqu’on l’aborde depuis la plage, elle devient la «Porte du Retour »,
appelant à une reconnexion avec nos racines et notre identité. Chaque fois que
je visite Ouidah, traverser cette porte dans les deux sens est un rituel chargé
de sens, une méditation sur ce qui fut perdu et ce qui reste à reconquérir.
Plus
loin, sur l’île de Gorée, au Sénégal, une autre « Porte du Non-Retour » raconte
le même arrachement. Mais la tragédie ne s’arrête ni à l’Atlantique ni au
Sahara, théâtre d’une traite orientale encore trop peu reconnue. Elle est
toujours vivante dans nos esprits.
Que
faisons-nous aujourd’hui de ces blessures invisibles qui gangrènent nos
sociétés ? Trop nombreuses sont nos élites qui ne croient pas au “made in
Africa” et perpétuent ainsi notre dépendance. Nos dirigeants émaillent leurs
discours de citations occidentales comme s’il s’agissait d’un gage de valeur,
ignorant la richesse de nos proverbes, de nos penseurs et de nos traditions
intellectuelles. Ce n’est pas la perte de richesses qui nous affaiblit, mais
l’effacement de nos propres systèmes de pensée.
Espérer des réparations, c’est encore dépendre
Demander
des réparations, quelles contributions à l’accélération de la construction du
marché unique africain ? Soyons lucides : aucune nation n’a obtenu justice par
la seule revendication. L’Afrique ne s’imposera que si elle devient
volontairement et résolument un acteur incontournable sur la scène mondiale.
La
Chine, humiliée par les guerres de l’opium, ne s’est pas contentée de
revendications : elle a conquis son autonomie stratégique. Les Japonais, après
Hiroshima et Nagasaki, ont transformé leur tragédie en moteur de modernisation
économique. Plus près de nous, le Rwanda, ravagé par le génocide de 1994, a
bâti sa résilience en misant sur l’éducation et l’innovation, plutôt que sur
l’attente de réparations. Pendant ce temps, l’Ua nous engage à quémander
justice auprès de ceux qui n’ont aucun intérêt à nous la rendre. Nous convoquons
des sommets, rédigeons des manifestes, pendant que nos ressources minières
continuent de financer le développement des autres continents, que les brevets
sur nos plantes médicinales sont déposés par des laboratoires étrangers tandis
que nos centres de recherche restent sous-financés, et que nos jeunes rêvent
d’Europe et d’Amérique, faute d’un avenir construit chez eux.
L’Afrique ne doit pas être reconnue comme une victime, elle doit redevenir une puissance, le moteur civilisationnel dont elle a le potentiel. Peut-on construire la maison en commençant par le toit ?
Une décennie pour refonder l’éducation pour quoi faire ?
L’Union
africaine a proclamé la décennie 2024-2033 comme celle de l’éducation en
Afrique. Et elle choisit curieusement d’ouvrir ce cycle par une « Année de la
justice pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine par les
réparations», comme si l’on pouvait poser un toit avant d’avoir bâti des
fondations solides.
La
première des réparations viendra par l’éducation, mais sans une refonte
profonde de notre système éducatif, toute quête de justice extérieure sera
vaine. L’Ua devrait donc poser d’abord les bases de cette décennie éducative et
placer en son cœur un chantier fondamental : la Renaissance éducative africaine,
qui repose sur trois piliers indissociables.
Il
s’agit tout d’abord de décoloniser nos esprits et nos systèmes éducatifs. En
finir avec le copier-coller des modèles scolaires occidentaux, qui forme nos
élites à l’exode plutôt qu’à la transformation locale, est une nécessité.
L’histoire et la philosophie africaines doivent devenir le socle de notre
avenir. Nos langues africaines doivent être pleinement intégrées comme outils
de pensée et d’apprentissage, car une langue façonne une vision du monde.
En
parallèle, il est urgent de bâtir une souveraineté intellectuelle. Nos
universités doivent devenir des pôles d’excellence capables de rivaliser avec
les meilleures institutions mondiales. La création d’académies panafricaines
d’innovation dans les domaines des sciences, de l’agriculture et de l’industrie
est indispensable. La diaspora africaine doit être mobilisée comme une force de
transmission du savoir, et non simplement comme une main-d’œuvre exilée.
Enfin, reprendre en main notre souveraineté économique et intellectuelle est un impératif. Il nous faut protéger et valoriser nos savoirs et ressources naturelles en développant nos propres systèmes de propriété intellectuelle et en faisant valoir nos règles contre leur appropriation abusive. Investir massivement dans nos capacités technologiques, en misant sur la recherche et la production locale, est une condition sine qua non pour développer des solutions autonomes plutôt que de dépendre de transferts conditionnés. Maîtriser nos partenariats économiques en affirmant notre souveraineté et notre vision stratégique est tout aussi essentiel : il s’agit de transformer nos matières premières sur place et d’orienter les échanges vers l’intérêt de nos marchés, plutôt que de nous enfermer dans une simple logique d’exportation brute.
La vraie justice ne se mendie pas, elle se conquiert !
Nous
ne serons jamais réparés par ceux qui ont intérêt à nous maintenir affaiblis.
Si nous ne nous libérons pas nous-mêmes, toute réparation extérieure ne fera
que prolonger notre dépendance.
Plutôt
que d’entretenir l’illusion d’une réparation venue d’ailleurs, l’Afrique doit
guérir du syndrome de Stockholm qui la pousse à attendre reconnaissance et
compensation de ses bourreaux d’hier, au lieu de s’affranchir pleinement et
d’assumer son propre destin.
Elle
n’a pas à attendre des compensations pour se reconstruire. Et cela commence
dans nos familles, dans nos salles de classe, dans nos laboratoires, et dans
nos manières de penser.
Se réparer nous-mêmes, sans attendre des réparations : voilà la véritable renaissance africaine.
i https://au.int/fr/node/44462