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Tribune de Luc GNACADJA: Se réparer nous-mêmes sans attendre des réparations

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Luc GNACADJA Luc GNACADJA

L’Union africaine a proclamé 2025 « Année de la justice pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine par les réparations ». Sa note conceptuelle (disponible sur le site de l’Uai ) affirme une volonté de reconnaissance et de compensation pour les injustices subies par l’Afrique et sa diaspora à travers l’histoire. Une initiative louable en apparence, mais posons-nous les vraies questions: la justice pour l’Afrique viendra-t-elle d’une négociation avec ceux qui ont bâti leur prospérité sur son exploitation ? Une telle entreprise n’est-elle pas contreproductive, voire contraire à sa quête de dignité ?

Par   Luc GNACADJA, le 18 mars 2025 à 07h56 Durée 3 min.
#Afrique #Développement

Les réparations ne relèvent ni d’un enjeu moral ni d’une simple question de justice. Elles relèvent d’un rapport de forces. Et aujourd’hui, l’Afrique est encore prisonnière de deux blessures profondes, bien plus handicapantes que la spoliation de ses richesses.

L’Afrique face à ses véritables blessures : l’épistémicide et le complexe d’extranéité

L’esclavage et la colonisation ont laissé des cicatrices visibles  économiques, politiques et sociales. Mais les séquelles les plus dévastatrices sont invisibles: elles ont touché notre rapport au savoir et à nous-mêmes.

L’épistémicide a détruit nos systèmes de pensée et marginalisé nos productions intellectuelles, nous enfermant dans des cadres qui ne sont pas les nôtres. Ensuite, le complexe d’extranéité continue d’alimenter une aliénation culturelle qui pousse trop d’Africains à valoriser et reproduire des modèles extérieurs, plutôt que de forger une trajectoire autonome.

Ces deux maux ne seront ni guéris par des excuses officielles ni compensés par des transferts financiers. Seule une révolution éducative permettra à l’Afrique de redevenir actrice souveraine de son propre destin.

De Ouidah à Harvard : l’épistémicide en héritage

Ouidah, la ville natale de mes parents, abrite une imposante « Porte » dont la symbolique est double : vue depuis la ville, elle incarne la « Porte du Non-Retour », marquant la séparation tragique des captifs arrachés à leur terre ; mais lorsqu’on l’aborde depuis la plage, elle devient la «Porte du Retour », appelant à une reconnexion avec nos racines et notre identité. Chaque fois que je visite Ouidah, traverser cette porte dans les deux sens est un rituel chargé de sens, une méditation sur ce qui fut perdu et ce qui reste à reconquérir.

Plus loin, sur l’île de Gorée, au Sénégal, une autre « Porte du Non-Retour » raconte le même arrachement. Mais la tragédie ne s’arrête ni à l’Atlantique ni au Sahara, théâtre d’une traite orientale encore trop peu reconnue. Elle est toujours vivante dans nos esprits.

Que faisons-nous aujourd’hui de ces blessures invisibles qui gangrènent nos sociétés ? Trop nombreuses sont nos élites qui ne croient pas au “made in Africa” et perpétuent ainsi notre dépendance. Nos dirigeants émaillent leurs discours de citations occidentales comme s’il s’agissait d’un gage de valeur, ignorant la richesse de nos proverbes, de nos penseurs et de nos traditions intellectuelles. Ce n’est pas la perte de richesses qui nous affaiblit, mais l’effacement de nos propres systèmes de pensée.

Espérer des réparations, c’est encore dépendre

Demander des réparations, quelles contributions à l’accélération de la construction du marché unique africain ? Soyons lucides : aucune nation n’a obtenu justice par la seule revendication. L’Afrique ne s’imposera que si elle devient volontairement et résolument un acteur incontournable sur la scène mondiale.

La Chine, humiliée par les guerres de l’opium, ne s’est pas contentée de revendications : elle a conquis son autonomie stratégique. Les Japonais, après Hiroshima et Nagasaki, ont transformé leur tragédie en moteur de modernisation économique. Plus près de nous, le Rwanda, ravagé par le génocide de 1994, a bâti sa résilience en misant sur l’éducation et l’innovation, plutôt que sur l’attente de réparations. Pendant ce temps, l’Ua nous engage à quémander justice auprès de ceux qui n’ont aucun intérêt à nous la rendre. Nous convoquons des sommets, rédigeons des manifestes, pendant que nos ressources minières continuent de financer le développement des autres continents, que les brevets sur nos plantes médicinales sont déposés par des laboratoires étrangers tandis que nos centres de recherche restent sous-financés, et que nos jeunes rêvent d’Europe et d’Amérique, faute d’un avenir construit chez eux.

L’Afrique ne doit pas être reconnue comme une victime, elle doit redevenir une puissance, le moteur civilisationnel dont elle a le potentiel. Peut-on construire la maison en commençant par le toit ?

Une décennie pour refonder l’éducation pour quoi faire ?

L’Union africaine a proclamé la décennie 2024-2033 comme celle de l’éducation en Afrique. Et elle choisit curieusement d’ouvrir ce cycle par une « Année de la justice pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine par les réparations», comme si l’on pouvait poser un toit avant d’avoir bâti des fondations solides.

La première des réparations viendra par l’éducation, mais sans une refonte profonde de notre système éducatif, toute quête de justice extérieure sera vaine. L’Ua devrait donc poser d’abord les bases de cette décennie éducative et placer en son cœur un chantier fondamental : la Renaissance éducative africaine, qui repose sur trois piliers indissociables.

Il s’agit tout d’abord de décoloniser nos esprits et nos systèmes éducatifs. En finir avec le copier-coller des modèles scolaires occidentaux, qui forme nos élites à l’exode plutôt qu’à la transformation locale, est une nécessité. L’histoire et la philosophie africaines doivent devenir le socle de notre avenir. Nos langues africaines doivent être pleinement intégrées comme outils de pensée et d’apprentissage, car une langue façonne une vision du monde.

En parallèle, il est urgent de bâtir une souveraineté intellectuelle. Nos universités doivent devenir des pôles d’excellence capables de rivaliser avec les meilleures institutions mondiales. La création d’académies panafricaines d’innovation dans les domaines des sciences, de l’agriculture et de l’industrie est indispensable. La diaspora africaine doit être mobilisée comme une force de transmission du savoir, et non simplement comme une main-d’œuvre exilée.

Enfin, reprendre en main notre souveraineté économique et intellectuelle est un impératif. Il nous faut protéger et valoriser nos savoirs et ressources naturelles en développant nos propres systèmes de propriété intellectuelle et en faisant valoir nos règles contre leur appropriation abusive. Investir massivement dans nos capacités technologiques, en misant sur la recherche et la production locale, est une condition sine qua non pour développer des solutions autonomes plutôt que de dépendre de transferts conditionnés. Maîtriser nos partenariats économiques en affirmant notre souveraineté et notre vision stratégique est tout aussi essentiel : il s’agit de transformer nos matières premières sur place et d’orienter les échanges vers l’intérêt de nos marchés, plutôt que de nous enfermer dans une simple logique d’exportation brute.

La vraie justice ne se mendie pas, elle se conquiert !

Nous ne serons jamais réparés par ceux qui ont intérêt à nous maintenir affaiblis. Si nous ne nous libérons pas nous-mêmes, toute réparation extérieure ne fera que prolonger notre dépendance.

Plutôt que d’entretenir l’illusion d’une réparation venue d’ailleurs, l’Afrique doit guérir du syndrome de Stockholm qui la pousse à attendre reconnaissance et compensation de ses bourreaux d’hier, au lieu de s’affranchir pleinement et d’assumer son propre destin.

Elle n’a pas à attendre des compensations pour se reconstruire. Et cela commence dans nos familles, dans nos salles de classe, dans nos laboratoires, et dans nos manières de penser.

Se réparer nous-mêmes, sans attendre des réparations : voilà la véritable renaissance africaine.

i https://au.int/fr/node/44462

Par Luc Gnacadja
Président de GPS-Development,
Ancien ministre du Bénin, Ancien Sous-Secrétaire Général des Nations Unies