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Prof John Igué à propos de la crise du ‘’kpayo’’

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« L’Etat doit revoir sa politique pétrolière et énergétique… » 

La probable suppression de la subvention du carburant au Nigeria a donné lieu à une inflation qui affecte le marché parallèle de l’essence de contrebande appelée ‘’kpayo’’ au Bénin. L’informel pourrait disparaître si les prix continuent à augmenter. Le Prof John Igué, économiste, ancien ministre de l’Industrie et des Petites et moyennes entreprises, appelle à une anticipation de l’Etat.

Par   Arnaud DOUMANHOUN, le 21 juin 2023 à 13h19 Durée 2 min.
#Energie
LA NATION : La suppression annoncée de la subvention du pétrole par Bola Tinubu, nouveau président nigérian, a entraîné la hausse du prix de l’essence ‘’kpayo’’ et affecté le quotidien des Béninois. Quelle lecture faites-vous de la situation ?
Prof John Igué : C’est depuis les politiques d’ajustement du Nigeria, depuis 1981 à 1990, que le Fmi presse le gouvernement nigérian pour qu’il supprime la subvention, parce qu’elle pèse trop sur le budget de l’Etat. Ce sont des millions de dollars par an et ça constitue un grand trou dans le budget de la fédération. Mais la population nigériane estime que c’est grâce à cette subvention que chacun bénéficie de la manne pétrolière, qui par ailleurs est gaspillée au niveau des autorités, avec des détournements scandaleux. Au vu de cette revendication, les syndicats ont toujours protesté pour empêcher la suppression de la subvention, estimant qu’elle a un effet social extrêmement important. C’est à cause de cela que tous les gouvernants nigérians l’ont maintenue alors qu’elle coûte des millions de dollars par an à l’Etat fédéral. Mais avec l’avènement du Covid et de son impact socio-économique, le Nigeria est entré en récession depuis 2020. C’est dire que le pays n’arrive plus à satisfaire à ses besoins, car le Covid a compromis le secteur pétrolier, le secteur des matières premières dans tous les pays exportateurs.
Pour faire face à cette récession, les huit ans de Buhari au pouvoir ont porté sur un endettement excessif du pays. Cet endettement excessif a joué sur les réserves de change (réserves en monnaies étrangères ou en or) et la qualité de la monnaie, à tel point que toute l’année 2022, le naira avait la même parité que le franc Cfa. 1 Naira est égal à 1F alors qu’à son émission, c’était 750 Naira pour 1F. Cela a un coût énorme sur le pouvoir d’achat des Nigérians et sur la capacité du pays à faire face à ses ambitions de développement. C’est dans ce contexte que Tinubu est arrivé et a déclaré qu’une fois au pouvoir, il procédera à la suppression de la subvention, afin de disposer de la manne financière pour gérer le pays, et non poursuivre l’endettement.
 
La suppression de la subvention est-elle déjà effective ? 
 
C’est une déclaration. La subvention n’est pas encore supprimée à ce jour. Les opérateurs économiques ont anticipé sur la décision, et cela a entraîné les problèmes que nous rencontrons aujourd’hui au Bénin. Au Nigeria, les queues sont énormes au niveau des stations. Les syndicalistes se sont levé pour déclencher une grève, et ils ont été appelés à attendre que le président prenne sa décision. Ils sont actuellement dans la phase de négociation. Est-ce la totalité de la subvention qui sera levée, ou une portion, afin que les populations continuent d’avoir le produit sur le marché à un prix relativement acceptable. C’est cette anticipation des importateurs qui agit sur les stations-service au Nigeria, et rejaillit sur le marché parallèle du carburant au Bénin. Ceux qui nous approvisionnent ont aussi anticipé, et sont devenus frileux. C’est ce que nous vivons avec un prix de 700 F le litre du ‘’kpayo’’, supérieur au prix de la station. Or, chez nous, le gouvernement dit subventionner le carburant à hauteur de 5 milliards le mois, afin de permettre l’achat du produit à 650F à la station. Le prix du kpayo étant supérieur, tous les consommateurs vont à la pompe. Si ce prix continue, le secteur va disparaître faute de clients.
 
Que doit faire l’Etat dans un tel contexte ?  

Le gouvernement béninois doit anticiper sur deux points. Le premier, c’est la quantité de stockage du produit pétrolier au Bénin, parce que les stations d’essence, d’après les études qui ont été faites, ne représentent que 20 % de la demande nationale, et sont seulement installées dans les villes. Que vont devenir les 5600 villages approvisionnés par l’essence kpayo qui couvre 80 % des besoins ? Par exemple, quand vous passez de la commune de Porto-Novo à celle de Covè passant par la vallée, il n’existe pas de station-service jusqu’à ce jour. Sur près de 100 km, c’est le kpayo qui approvisionne les populations. Le gouvernement doit nécessairement anticiper sur sa capacité de stockage, et approvisionner régulièrement les stations, pour éviter la pénurie.
La deuxième mesure sera en faveur des communes non couvertes par les stations-service. Il n’y a pas un seul village au Bénin où il n’y a pas un vendeur de kpayo. Donc, si les gens ont besoin de faire tourner leurs moulins à maïs, d’allumer leurs groupes électrogènes et leurs lampions, ils ne se déplacent plus. Avant le kpayo, nos populations faisaient 30 à 40 km par jour, pour aller chercher les produits pétroliers. Le kpayo a facilité l’accès à un produit stratégique et cela a impacté la capacité productrice des populations à la base.  La femme qui faisait 30 km pour aller chercher du carburant, utilise aujourd’hui son temps à d’autres activités. Si le kpayo se retire aujourd’hui et que les stations-service n’arrivent pas à couvrir les besoins, cela va créer des perturbations sur les activités productrices. Beaucoup de personnes depuis le régime du président Boni Yayi ont fait des propositions pour se défaire du kpayo. Parmi celles-ci, ils ont demandé qu’on mette les pompes service dans les villages, et les approvisionner à partir des stations-service. Je ne vois pas un opérateur économique financer cela. Installer des pompes dans les 5600 villages du Bénin, le coût est énorme.
 
Si l’Etat augmente sa capacité de stockage, qu’en sera-t-il alors du cas de ces villages ?  

En ce qui concerne le secteur pétrolier aujourd’hui, l’Etat ne dépense que pour 20 % de la demande, et pour cette portion, le gouvernement affirme qu’il octroie une subvention de 5 milliards de F Cfa par mois. Alors, si l’Etat doit importer et approvisionner les 80 % des besoins couverts par le kpayo, cela va nécessiter beaucoup d’argent. Où trouver ces ressources au niveau du budget national ? Donc, il ne s’agit pas seulement de fabriquer des cuves d’essence et des pompes partout. Où trouver l’argent pour satisfaire à la demande si le kpayo se retire? Voilà pourquoi, aucun gouvernement n’a pu supprimer le kpayo, car ça va exiger de l’Etat béninois, un effort exceptionnel pour importer du carburant.
 
L’informel pourrait disparaître si les prix continuent à augmenter. Quel en sera l’impact au plan social ?

Nous avons réalisé en 2012, une étude pour la Sonacop. On avait dénombré 55 000 vendeurs de kpayo sur le territoire béninois. C’est un secteur de résorption du chômage. C’est un stabilisateur social par rapport à l’emploi qu’il offre. Et c’est le plus grand défi auquel le gouvernement sera appelé à faire face, si jamais le secteur disparaît. Comment occuper ces acteurs du kpayo, qui de mon point de vue sont aujourd’hui supérieurs à 80 000. Il faudra les occuper pour garantir la paix sociale. Autrement, ils deviendront des braqueurs, des voleurs, parce qu’il faut qu’ils vivent.
Dans l’étude que nous avons réalisée à la Sonacop, nous avons suggéré à l’entreprise de s’occuper uniquement du stockage, parce que nous avons d’énormes entrepôts, et de vendre à qui veut commercialiser. Mais il a été décidé de supprimer la Sonacop. Le Dépôt pétrolier du Bénin créé, doit immédiatement augmenter sa capacité pour faire face à la pression qui pèse sur les stations. Dans un second temps, l’Etat doit réfléchir à comment approvisionner le pays pour assurer les besoins des 80 % que couvrait très bien le kpayo. Cela aura une pression énorme sur le budget national. C’est dire que le gouvernement doit changer de fusil d’épaule, en s’engageant dans les secteurs vitaux de l’économie, plutôt que de tout libérer aux privés. L’Etat a pour rôle primordial de protéger sa population. Les privés calculent d’abord le coût, et si cela ne leur est pas favorable, ils ne se conforment pas aux directives du gouvernement.  
Il faut mesurer la capacité financière de toutes les stations existantes, afin de savoir si elles peuvent suppléer à la demande couverte par le Kpayo, en installant des pompes partout pour approvisionner les 5600 villages du Bénin. Je doute de cela, parce que ces entreprises peuvent ne pas avoir de bénéfices dans cet investissement. Dans les secteurs tels que le pétrole, l’électricité et l’eau, il n’y a pas de profit. Il faut donc une passerelle entre le formel et l’Etat, qui doit revoir sa politique pétrolière et énergétique, en assistant ces acteurs par un financement exceptionnel. Sinon, si le kpayo disparaît aujourd’hui, ça va être très grave. L’Etat doit anticiper et proposer des solutions alternatives. Il faut que l’Etat dise, j’ai des devoirs vis-à-vis de mon peuple, et ces devoirs exigent que je contrôle certains secteurs vitaux de l’économie pour éviter la panique et la surchauffe sociale. C’est extrêmement important que l’Etat s’oriente dans cette direction, parce que dans les pays européens, lorsqu’on observe les politiques énergétiques, tout n’est pas entre les mains des privés. C’est l’Etat qui signe les accords pour le carburant de l’Union soviétique et la construction des pipelines, et met cela à la disposition des privés. Malgré cela, il y a l’inflation qui débouche sur des grèves répétitives dans certains pays.