La Nation Bénin...
Qui se souvient encore du 28 octobre 1963 ? Cette date est entrée dans l’histoire de l’Etat indépendant du Dahomey comme le jour de la fin du régime mis en place le 1er août 1960, après 36 mois et 88 jours d’existence. Soixante ans après, retour sur une journée dont la signification était pleine de non-dits pour un Etat dont les balbutiements ne faisaient que commencer. Et pour cette plongée dans l’histoire, appel a été fait à un témoin de l’époque. Urbain Karim da Silva, alors jeune opérateur économique, dirigeant du Syndicat national des commerçants et industriels du Dahomey (Synacid).
Ce 28 octobre 1963, un lundi, les Dahoméens, et
particulièrement les habitants de Porto-Novo la capitale et de Cotonou la
métropole naissante, allaient connaître l’épilogue d’une série de mouvements
qui agitaient le pays depuis quelques mois. En réalité, dès les premiers mois
de la proclamation de l’indépendance et de la constitution de la première
équipe gouvernementale, le pays vivait une crise à plusieurs dimensions ; mais
pour le citoyen ordinaire, la préoccupation majeure était la dégradation au jour
le jour des conditions de vie, les difficultés économiques auxquelles les
dirigeants du nouvel Etat n’arrivaient pas à trouver les réponses adéquates.
Cependant, pour les acteurs politiques et les observateurs avertis de la vie
politique post indépendance, dont Urbain K. da Silva, les dirigeants du nouvel
Etat s’ingéniaient à gérer des contradictions de plus en plus aigües entre
eux.
« Après l’indépendance et l’adoption de la première
Constitution le 4 novembre 1960, le Parti Dahoméen de l’Unité (Pdu) fut aux
premières loges dans la vie politique du Dahomey naissant.
En effet, le Pdu était un parti unique issu de la fusion
entre le Rassemblement Démocratique Dahoméen (Rdd) d’Hubert Maga et le Parti
Républicain Dahoméen (Prd) de Sourou Migan Apithy.
Aux termes de cette Constitution, le président de la
République était secondé d’un Vice-président. Le président de la République à
l’époque était Hubert Maga et le vice-Président Sourou Migan Apithy.
L’origine géographique entra en ligne de compte : selon les
accords qui soutenaient cette fusion, si le Président du Parti était du Nord,
le Secrétaire général était obligatoirement du Sud.
Hubert Maga étant du Nord et président du Parti, président
de la République, le poste de Secrétaire général du Parti revenait à son
Vice-président Sourou Migan Apithy.
Mais pour des raisons d’équilibre dans son propre camp,
Sourou Migan Apithy destinait le poste de Secrétaire général du parti à un de
ses lieutenants, Valentin Djibode Aplogan, natif d’Allada. Coup de théâtre, à
la surprise générale, Hubert Maga, en violation des accords, désigne Mama
Chabi, natif de Parakou comme Secrétaire général.
Le vice-président Apithy avait à peine le temps de réaliser ce qui arrivait que le président Hubert Maga, lui servit pour ainsi dire la surprise du chef. Comme pour faire place nette, il nomma le Vice-président au poste d’Ambassadeur en France ! Ce dernier n’en fit pas un plat. Il partit à Paris occuper son nouveau poste. Voici donc Sourou Migan Apithy Vice- président ambassadeur !
Il fallait oser le penser et risquer le faire. Cette affaire, on le comprend, laissa des traces…»
Dans son analyse de la situation au sommet du jeune Etat, Urbain Karim da Silva révèle que le pays traversait une période délicate pour le pouvoir. La cause immédiate de cette situation, selon lui : « la faillite morale de l’Etat Pdu, à cause de l’implication d’un député Pdu dans le meurtre d’un fonctionnaire de l’administration en poste à Sakété. Et de souligner: « Morale et politique se côtoient souvent, mais ne font jamais bon ménage, l’efficacité et ses défis, en politique, font souvent fi des lois et de tout code moral. »
Ainsi, après seulement trois années d’existence l’Etat
dahoméen commençait à être secoué aussi bien par des problèmes de coexistence
entre les partis politiques que par des situations liées à la pratique sociale
des acteurs de la vie nationale. Et dans ce dernier registre, le cas de ce
député Pdu qui défrayait la chronique.
Et Urbain K. da Silva de préciser, « Originaire de Sakété,
ce député avait pour nom Bohiki; il conspira contre la vie d’un administrateur,
Daniel Dossou qu’il fit assassiner au motif que ce dernier entreprenait (sic)
sa femme. Bohiki fut arrêté. Mais aussitôt, il fut libéré, bénéficiant d’une
complaisante interprétation de l’immunité parlementaire. Allant et venant
désormais en toute liberté malgré son crime. Cette affaire répandit le fiel de
l’indignation dans l’opinion et elle s’embrasa. »
La rue s’enflamme, l’armée hésite
Avec le président Hubert Maga et le Vice-président Sourou Migan Apithy, Justin Tomètin Ahomadégbé constituait le trio de leaders dits historiques, qui régentait la vie politique du nouvel Etat. Président de l’Assemblée Nationale d’avril 1959 à novembre 1960, l’alliance entre les partis de Maga et de Apithy au moment de l’indépendance va lui faire connaître la traversée du désert pendant deux années.
« Ahomadégbé comprit qu’il fallait tirer avantage de la
situation et exploita savamment les dissensions politiques nées, tant de la
mise à l’écart du vice-président devenu ambassadeur que de la violation par le
président Maga originaire du Nord des accords du Pdu au détriment du Sud et de
ses ressortissants. », expliqua Urbain Da Silva
L’armée dahoméenne, sous la conduite du Colonel Christophe Soglo s’efforçait de se tenir à l’écart de tous ces événements. Mais les syndicats réclamaient de plus en plus son intervention pour mettre fin à une crise dont les développements commençaient à devenir imprévisibles. Le 27 octobre, le gouvernement est dissous mais dans la foulée, dans une ultime manœuvre, Maga, Apithy et… Ahomadégbé s’entendent pour mettre ou plutôt tenter de mettre en place un « gouvernement d’union. » L’armée est toujours dans l’expectative, tandis que l’Union générale des travailleurs du Dahomey (Ugtd) exige la démission immédiate du président Hubert Maga. Dans l’opinion, on parle de la mise en place d’un comité révolutionnaire pendant que le chef d’état-major déclare : «l’armée soutient les trois leaders politiques ! »
Pour Karim Urbain da Silva, «La mayonnaise prenait dans les
rues de Cotonou et de Porto-Novo où les populations étaient vent debout contre
le régime qu’elles étaient déterminées à enterrer, en faisant recours à la
méthode traditionnelle des manifestations avec des branchages, le fameux Ô Man
! ».
La mayonnaise en question était cette ambiance de fin de
règne d’un pouvoir dont la crédibilité, voire la légitimité avait été plus
qu’entamée par ce que l’opinion publique appelait désormais « l’affaire Bohiki
».
Le 28 octobre, la « Grande Muette » fera enfin entendre sa
voix pour la première fois sur la scène politique du Dahomey. Elle reviendra
quatre fois encore jouer le rôle de force de régulation de la vie politique.
Urbain Karim da Silva
A 95 ans, il est sans doute l’un des derniers témoins et acteurs de la vie politique du Dahomey des années 1960-1970, de la République populaire du Bénin de 1975 à 1990 et enfin du Bénin depuis la Conférence nationale des forces vives de février 1990.
En 1968, il a voulu traduire son engagement pour la vie
nationale en posant sa candidature pour l’élection présidentielle organisée par
le régime des « Jeunes cadres de l’armée» pour rendre le pouvoir aux civils
après leur coup d’Etat de décembre 1967. Il arrive 2e sur la liste des 5
candidats. Mais l’élection est annulée.
Opérateur depuis les années 1950 respectivement dans les
secteurs de l’imprimerie, de l’édition et de l’hôtellerie, Urbain Karim da
Silva est depuis de longues années le leader du Conseil des Sages et Cadres de
Porto-Novo. C’est une voix très écoutée dans la Communauté islamique du
Bénin.