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Accaparement des terres dans la Vallée de l'Ouémé:Amertumes et désolations des autorités traditionnelles

Société
Par   Josué F. MEHOUENOU, le 11 mars 2015 à 07h32

Peut-on disposer de tant de terres à foison et chômer ? C’est hélas la triste réalité à laquelle bien de jeunes sont confrontés dans la Vallée de l’Ouémé, dépouillés qu’ils sont de leur héritage. Une situation que déplorent bien d'autorités traditionnelles, elles aussi dépitées.

Titulaire d’un master en Biotechnologie alimentaire, option génie des procédures alimentaires et nutritionnistes, Nicolas Atchouco est le directeur général du Centre de formation Nougnon implanté à Akpadanou dans la commune d’Adjohoun. Depuis la fin de sa formation il y a quelques années, il s’est installé avec certains de ses amis pour mettre sur pied ce centre qui intervient dans des domaines comme la formation, l’agriculture, l’élevage, la transformation et bien d’autres. De par ses origines (issu d’une famille de propriétaires terriens), ce jeune entrepreneur qui a pris la résolution de travailler au développement de sa localité ne devrait avoir aucune difficulté pour son installation, nous a expliqué un de ses oncles. Mais la réalité était toute autre chose. Avant de s’installer, Nicolas Atchouco jure avoir soufflé le chaud et le froid. L’ensemble des sites éparpillés et exploités par eux couvre une superficie de 32 hectares. Mais au départ, il a fallu démarrer par une portion de 625 m² qui fait office de siège de leur organisation.

Tous interpelés

«Au début, nous étions en location. Mais avec le temps, on a essayé avec les moyens d’acheter les terres chez nos propres parents. Sur les 32 hectares, il y a 8 hectares qui sont baillés jusqu’à ce jour», explique-t-il. Une situation qui, de l’avis de son co-associé ne s’explique pas. Puisque les deux tenanciers du projet, originaires de la localité pouvaient disposer de plus d’espace et à zéro franc. Mais cela aurait pu se faire, si seulement les vastes étendues de terre dont ils sont héritiers n’avaient pas été entre temps cédées par certains et cela, surtout à vil prix. Une situation qui fait dire à Nicolas Atchouco que la question d’accaparement des terres interpelle tous. «Puisque d’ici-là, si rien n’est fait, nous risquons de ne plus avoir de terres pour travailler. Après certaines formations, si vous n’avez pas un minimum de terres, vous ne pouvez rien faire», conclut-il.
Le mal ici, c’est que les 32 hectares actuellement exploités par cette organisation auraient pu être au repos, comme de nombreuses surfaces cultivables dans la commune, alors que le besoin se fait également sentir et la nécessité d’occuper et d’exploiter ces terres se fait sentir. Cette situation désole particulièrement sa Majesté le roi Agonmèto de Dangbo, douzième successeur du fondateur du royaume de la Vallée de l’Ouémé. Pour lui, ce qui se passe n’est pas bien.

«Quand on achète des hectares, il faut les utiliser pour que notre localité se développe. C’est cela que les gens ne font pas. Ils laissent les terres au repos. On ne peut pas acheter des hectares et les laisser inexploités, on en a besoin. Si l’Etat peut prendre cela en charge avec la mairie pour que les choses marchent bien, ce serait une très bonne chose», plaide le roi. Et comme si cet appel lui avait été adressé, l’agent des collectivités locales en service à la mairie d’Adjohoun et exploitant agricole, Marouf Azonwoumon du village de Wadon dans l’arrondissement d’Adjohoun mène depuis quelques temps, une lutte implacable contre la dormance des terres. Il en a fait un combat personnel, jusqu’à ce qu’il soit devenu une sorte de «guide foncier» auquel se réfère de nombreuses personnes pour se faire entendre. Des indiscrétions révèlent même qu’il a été un acteur de premier rang dans l’actualité foncière de la commune d’Adjohoun qui a conduit certaines autorités de la localité dans les geôles. Depuis la tournure qu’ont pris ces évènements, le bouillant agent a revu son discours et ses actions à la baisse.

Cela, dit-on, du fait de ses propres ambitions politiques qu’il ne voudrait pas voir écloper du fait de son activisme. Néanmoins, ayant été de tout temps au cœur de cette lutte, il s’est laissé interviewé pour ne dire certainement que l’essentiel.
«Le phénomène d’accaparement des terres est un phénomène crucial qui prend de l’ampleur au jour le jour. Cette ampleur est néfaste parce que les terres sont là et inexploitées», déplore Marouf Azonwoumon qui y voit un risque, dès lors que des terres sont au repos et que les bras valides pour les travailler et les cultiver sont au chômage. Et si jusque-là, en dépit des émules qu’il fait ça et là dans sa localité, il n’a pu rien faire contre cela, c’est bien en raison du respect de l’ordre public, commente-t-il. «Nous avons chez nous ici des terres qu’on a pris aux terriens depuis 15 ou 20 ans, soit-disant que c’est pour le compte de certaines ONGs internationales. Mais à ce jour, nous n’avons rien vu venir et ces espaces sont devenus des auberges pour les reptiles», déplore-t-il par ailleurs.
«Dans la vallée de l’Ouémé, les exemples sont légion», fait-il observer, implorant de ce fait les pouvoirs publics et le législateur à légiférer dans ce sens, pour fixer un délai au-delà duquel il faut annuler certaines opérations foncières en cas d’inaction. «Certains sont venus dire qu’ils veulent installer de grandes entreprises. Une fois l’acte de donation signé, ils vont chercher des titres fonciers et partent pour ne plus revenir. Présentement à Agabada dans l’arrondissement d’Azowlissè, une ONG américaine est venue chercher depuis 22 ans près de 14 hectares au bord de la voie et on ne l’a plus jamais vu. Aujourd’hui, les paysans sont là dans l’espoir d’exploiter leurs terres, mais ils ne le pourront plus parce qu’ils ont été donateurs et/ou vendeurs à vil prix et des titres fonciers existent sur leurs biens. Dans ces conditions, ils ne peuvent plus agir», fait observer l’exploitant agricole qui souligne que malgré toute la bonne volonté dont ils font preuve aujourd’hui, pour aller travailler la terre. ces jadis exploitants agricoles, à défaut de se voir bailler des terres, se sont reconvertis pour la plupart dans la conduite de taxi-motos appelés «Zémidjan». En dehors du cas de Azowlissè, Marouf Azonwoumon évoque un autre, dans la localité de Gangban où, là encore, le même phénomène aurait été répété au grand dam des paysans. De nombreux autres cas existent, appuie Henri Totin de son côté.

Quel drame !

Face au mal de la terre dans la vallée de l’Ouémé, les positions ne sont toujours pas les mêmes. Pendant que les populations «abusées» se débattent, les gardiens de la tradition ont des positions mitigées. Sinon qu’en général, ils préfèrent jouer «les observateurs» et se contenter à l’instar de sa majesté le roi Agonmèto de Dangbo, de faire avec ce qui leur tombe sous la main. «Je suis ici dans mon palais sans me mêler de rien. Si l’on m’apporte des informations, je les reçois. Ou lorsque des citoyens et parfois même les autorités viennent me porter des doléances, j’apporte mon éclaircissement et mes observations».

Depuis 2010 qu’il s’est installé sur le trône du fondateur de la Vallée de l’Ouémé, le roi de Dangbo dit avoir pris la résolution de se mettre en marge du foncier pour «instaurer la discipline autour de la couronne et faire respecter la couronne dont il est le dépositaire». Il s’est, indique-t-il, voulu tellement rigoureux à ce propos, qu’il a pris la résolution lui-même de ne pas s’encombrer de soucis en allant à la recherche des terres qui auraient pu revenir à son palais. «J’aurais pu entreprendre la construction d’un nouveau palais pour sortir de la vieille bâtisse (en terre cuite) dans laquelle nous sommes ici.

Mais j’ai préféré rester fidèle à la tradition, déjà que je ne suis pas moi-même trop porté vers le matériel», a-t-il poursuivi. On pourrait même dire de lui, qu’il est aussi une victime. «Quand l’oracle m’a désigné et que j’ai quitté Sô-Ava pour m’installer ici, il n’y avait aucune parcelle qu’on m’a donnée au nom de mes aïeux. Je suis pour le développement, et j’ai eu besoin de terres à un moment donné pour la plantation de milliers de bananiers, mais il n’y avait aucune parcelle, même pas un lopin de terre pour sa Majesté dans la Vallée de l’Ouémé», déplore-t-il par ailleurs, invitant les auteurs du bradage de la terre à la sagesse.

Le regard des gardiens de la tradition

De Dangbo à Adjohoun, le regard des gardiens de la tradition ne varie vraiment pas sur la situation de la terre. Dans le village de Wadon, arrondissement d’Adjohoun, le chef traditionnel et guérisseur Dah Ayidji est tout aussi préoccupé par la situation. Mais avant, il remonte vers les temps immémoriaux pour expliquer certaines de ses manifestations.
«Le phénomène d’accaparement des terres ne date pas d’aujourd’hui. Il faut comprendre que les riches et les pauvres ne peuvent pas tenir le même langage. Un individu qui a des problèmes, peut être amené à vendre sa parcelle à vil prix. Le propriétaire terrien étant analphabète, on peut aussi le tromper au moment de faire les papiers attestant la vente de la parcelle. On peut, par exemple, mentionner sur les papiers dix hectares en lieu et place d’un hectare acheté. En plus, les terres laissées en héritage par nos grands-parents font l’objet de discorde.

Certaines ont été empruntées ou baillées à des individus qui, au décès des vrais propriétaires, s’en accaparent et estiment les avoir achetées», explique ce dignitaire des cultes endogènes. Il évoque l’un des derniers cas en date dans la localité en guise d’illustration. «Récemment, il y a eu un litige dans notre village. Les deux parties se sont retrouvées en justice. Malheureusement, devant les hommes de droit, celui qui est dans le faux estimait que le vrai propriétaire n’est pas capable d’aller montrer les bornes du domaine. Mais à sa grande surprise, le propriétaire terrien n’a pas hésité à indiquer les bornes qui datent de nombreuses années. Il a confondu son vis-à-vis. N’eut-été la parfaite connaissance de son domaine, il allait se voir dépossédé et être réduit à la misère», commente le sexagénaire. L’autre fait dont a connaissance ce chef coutumier, est la vente à des individus des domaines pris aux cultivateurs pour l’érection de services publics. Lesquels services n’ont jamais été installés, si ce n’est des domiciles privés et des entreprises personnelles.

Portion grignotée et cédée

Dans la commune d’Adjohoun par exemple, l’ex-«Pépinière» qui était un domaine affecté à l’Etat a commencé à être occupé par des particuliers. Ce qui aurait, selon son témoignage, obligé le propriétaire initial à réagir pour réclamer son dû. De même, poursuit-il, le site de l’ex-AGADEM est aujourd’hui attribué à une ONG. Le cas du domaine attribué pour l’érection d’une prison civile préoccupe également Dah Ayidji. Ceci, d’autant plus que c’est un individu de nationalité étrangère qui y a érigé son commerce. Pis, dénonce-t-il, «le site sur lequel se trouve actuellement notre centre d’agriculture appartient à une famille. Depuis quelques temps, la portion est grignotée et cédée à des privés qui effectuent déjà des travaux». Cette situation aurait déplu aux primo propriétaires et qui n’auraient d’ailleurs pas caché leur découragement. Les exemples sont légion, constate ce dignitaire. Mais alors, comment les sages de sa trempe et autres notables et dignitaires réagissent-ils souvent face à ces genres de situation ? Motus. Pour toute réponse, Dah Ayidji se défendra pour dire que ses pairs et lui ne sont pas souvent écoutés. «La politique politicienne a tout détruit. Si vous n’êtes pas du côté de ceux qui ont le pouvoir pour les amadouer, personne ne vous écoute… En tant que sage, on ne doit pas mentir. Or, la politique actuelle n’a rien de moral».
Ainsi, à ceux qui arguent que «la terre ne ment jamais», on répondra désormais que dans la vallée de l’Ouémé, elle s’écarte de la vérité et se laisse de ce fait attribuer de faux propriétaires ou qu’elle se laisse malmener selon les desiderata de «bons menteurs».

Accaparement, dispute, litige…

Quand la terre «ment» dans la vallée de l’Ouémé

On dit de la vallée de l’Ouémé qu’elle est l’une des plus riches au monde. Elle représenterait un énorme potentiel pour le développement agricole, mais n’est pas exploitée à sa juste valeur. Au nombre des causes de l'inexploitation de la vallée, la terre. Elle est au cœur de mille et une polémiques.

Des témoignages renversants, des déclarations inédites, des pleurs, des lamentations et de la tristesse… Dans certaines communes de la vallée de l’Ouémé, l’évocation du sujet «terre» suscite toutes les émotions sauf la joie. Pendant que certains s’en remettent à la providence et refusent de replonger dans ce souvenir douloureux, d’autres, ont le courage d’affronter la réalité.

Amertumes et désolation

A trente ans, Richard Totin fait partie de ces rares jeunes de la commune de Dangbo qui ont déjà eu maille à partir avec le foncier. Son histoire est semblable à la plupart de celle des autres habitants de cette commune de la vallée de l’Ouémé. Dépossédé, il l’a été, en voyant l’héritage laissé par ses arrières parents s’envoler sous ses yeux. Mais ce n’est pas là le seul drame. Son père à lui, encore en vie, et précédemment exploitant agricole, est aujourd’hui obligé de «jobber» pour survivre. Richard, lui ne s’est pas embarrassé. Pendant que son père peine pour joindre les deux bouts, il s’est résolu avec sa force juvénile à exercer de petits métiers pour subvenir à ses besoins. Aujourd’hui, il est employé par une société de distribution de pâtes alimentaires et la rémunération perçue dans ce cadre, ne lui confère pas la même aisance financière qu’il avait lorsqu’il labourait la terre aux côtés de ses frères et de son père.
«Ces terres ont toujours été à nous. Mais un jour, un de nos frères, comme à l’accoutumée y travaillait lorsqu’il s’est vu interdire l’accès sous prétexte que nous n’en sommes plus les propriétaires. On nous a fait savoir que l’Etat avait déjà pris la parcelle. Et depuis lors, rien. L’Etat n’est pas parvenu à nous recaser ailleurs. C’est un bien collectif et la partie qui revient à mon papa se trouve là», a expliqué Richard Totin.

Il a actuellement besoin de construire ne serait-ce qu’où habiter, mais il n’y arrive pas.
Pour Richard Totin, leur malheur serait moins affligeant si les superficies dont ils ont été privés, avaient tout au moins servi à des fins utilitaires. «En dehors de la CLCAM qu’on a érigé sur une partie, nous ne savons pas encore à quelles fins le reste des terres sera destiné. Il reste encore suffisamment d’espace non utilisé à ce jour que mon papa m’a déjà montré plusieurs fois», commente le jeune homme. Des victimes comme celui-ci, on en rencontre par dizaines dans la commune de Dangbo. La plupart des grandes familles de la localité ont été spoliées à un moment ou à un autre. Les exemples sont légion, disent-ils et la situation est loin de se limiter à cette commune. Sauf qu’ici, certaines familles comme Totin, l’une des plus en vue de la localité, considérée comme chef de terre depuis des lustres et éparpillées sur l’ensemble du territoire de la commune se plaignent. Le phénomène a un double visage, expliquera l’une des personnes les plus éclairées sur l’accaparement des terres dans la zone.

Un mal à multiples racines

Instituteur en fonction depuis trente ans, donc à la veille de sa retraite administrative, Bienvenu Dossa T. Zounmènou s’est fait le chantre de la lutte contre le phénomène de l’accaparement et surtout du bradage des terres. Ce combat, l’enseignant ne l’a pas engagé ex-abrupto. Victime, tout comme plusieurs membres de sa famille des affres de ces deux phénomènes, il s’est résolu à engager le combat, un peu comme pour dire stop. Pour ce qui le concerne, l’homme jure que de son vivant, le moindre centimètre carré appartenant aux siens ne tombera plus dans ces travers. Pour y arriver, le garant de la tradition qu’il est aussi, a mis à contribution le fétiche de la famille «Hinnou vodoun». C’est grâce à son aide, dit-il, qu’il livre les ultimes combats pour la préservation des terres de sa famille.

En tout cas, jure-t-il, qui s’y frotte s’y pique et c’est sans remords qu’il évoque le cas d’un des membres presque dément qui aurait cédé une part de la collectivité alors qu’il n’en avait pas le droit. Pis, celui-ci aurait commis un sacrilège pour avoir vendu un espace mitoyen au Lokovodoun de la famille. Lequel a failli même se retrouver sur la parcelle cédée, qui plus est, à des inconnus qui ne sont même pas de la localité, dit-il. En tout cas, jure-t-il, il n’y est pour rien dans le mal qui frappe ce dernier depuis la cession à vil prix de cette terre sacrée, promettant néanmoins un sort identique à tous ceux qui s’aventureraient dans de telles entreprises au niveau de la famille. Revenant sur la préoccupation relative à l’accaparement des terres, il analyse le phénomène sous deux angles.
Le premier, c’est l’ignorance d’une frange de la population, certainement avide de gain facile et encline à la paresse qui se laisse appâter et tombe facilement dans le piège de la cession à vil prix des terres qui parfois ne leur appartiennent même pas. Secundo, il voit derrière ce mal, la mauvaise foi de certains membres des collectivités qui n’ont pas le souci de la progéniture et qui semblent trop calqués sur le présent.
«Les gens ont arraché les terres à nos parents, en leur brandissant parfois des bouteilles de boissons alcoolisées. Le reste, certains cousins illettrés et ignorants ont tout bradé. Par exemple, un terrain qu’on pouvait vendre à un million de francs CFA, ils le cédaient à 140 000 FCFA», déplore-t-il. Quid des pseudo-acheteurs de ces parcelles ? A cette préoccupation, les vendeurs n’ont pas toujours la réponse. Il a fallu donc se tourner vers l’un des responsables de l’Organisation non gouvernementale Jeunesse et emplois verts pour une économie verte (ONG JEVEV). Gestionnaire de projets, spécialiste du foncier rural et président de ladite organisation, Henri Totin a fait du combat contre l’accaparement des terres, son cheval de bataille. Avec l’aide des membres de son organisation et des partenaires, il multiplie les tractations, écoute les victimes, les conseille, les appuie et les aide autant que faire se peut à ester en justice pour réclamer la réparation du dommage qui leur a été causé, ou tout au moins réparer ce qui peut l’être encore.

La lutte n'est pas aisée

Sont dans le viseur de l’ONG JEVEV, plusieurs acteurs qui se sont faits les maîtres de ce phénomène. Henri Totin évoque à ce propos, des groupes organisés, de grandes firmes, mais aussi et surtout des acteurs politiques du coin qui usent à la fois d’influence et de stratagèmes pour prendre aux agriculteurs ce bien on ne peut plus précieux, les réduisant ainsi à la misère. Mais, confesse-t-il, la lutte n’est pas souvent aisée. A côté des menaces verbales, parfois physiques, il y a souvent d’autres formes d’atteintes qui tendent à mettre à mal l’action engagée par son organisation. Au cours du troisième trimestre de l’année 2014, a-t-il conté, ses locaux ont été visités la nuit par des individus non encore identifiés qui, pour seul butin, n’ont emporté que ses ordinateurs. En réalité, ce cas de vol, loin d’être anodin, était bien ourdi puisque, commente Henri Totin, il est intervenu à un moment où des enquêtes étaient en cours dans l’une des communes de la vallée de l’Ouémé pour faire la lumière sur certaines malversations relatives au foncier. «Ceux qui sont venus me cambrioler étaient à la recherche de documents et autres preuves à faire disparaître pour éviter que la justice s’en accapare», pense-t-il.

Le triste sort de Cyprien Ananon

Toutes les histoires d’accaparement de terre dans la vallée de l’Ouémé ne se ressemblent pas. Certaines suscitent tristesse et effroi. Vendredi 16 janvier dernier, notre équipe de reportage et son guide débarquent très tôt dans l’arrondissement de Akpadanou, commune d’Adjohoun. Après un bref échange avec deux jeunes gens censés nous introduire chez notre invité, nous prenons la route. Des sentiers difficiles à emprunter, quinze minutes de marche… Nous nous retrouvons enfin dans une petite concession. La malpropreté des lieux et l’état de la vieille case en terre cuite indiquent déjà la misère qui règne en ces lieux. D’ailleurs, avant d’y être, nous avions été prévenus par notre guide qu’il s’agit d'un «vrai cas social» et qu’il fallait nous préparer à faire un geste à l’interlocuteur. Une requête à laquelle l’équipe de reportage a répondu favorablement par un don de vivres. Une fois sur les lieux, les deux jeunes neveux s’introduisent, demandent les nouvelles du «vieux» et lui annoncent la présence de visiteurs.

«Comme je vous l’avais dit hier, ils sont là pour vous écouter au sujet de la situation de nos terres», lui rappelle le plus jeune. A peine l’introduction faite, l’homme interrompt la discussion. «C’est la même ritournelle. Que changera votre démarche à ma misère ? Je souffre avec mes enfants». Puis, s’ensuivent deux minutes de silence, les yeux tournés vers le ciel. Après quoi, Cyprien Ananon nous fige tous et fond en sanglots. La situation était insoutenable. Entre consolation et supplication, certains n’ont pas réussi à contenir leurs larmes. La transition dure cinq minutes. Le temps pour lui de retrouver ses esprits. Après quoi, il engage la discussion. Mais avant, il s’est vu obligé de solliciter une permission pour jeter un œil sur un patient en consultation. En fait, Cyprien Ananon est aussi prêtre de culte, ce qui lui vaut son nom de «Hounnon Déka» de la localité de Loko Taklikon. Grand héritier, propriétaire par le passé d’un vaste domaine de dizaines d’hectares qu’il cultivait avec d’énormes superficies de palmiers à huile, il dit être réduit depuis des années à la petite case dans laquelle il vit désormais seul.

Sa femme, du moins celle qui aurait pu être avec lui l’a abandonné dans son chagrin. Et pour ce qui est des enfants, le Hounnon les aurait envoyés pour la plupart au Nigeria en apprentissage. Mais comment cela se fait-il qu’un si riche terrien en soit arrivé là ?
A cette interrogation, Cyprien Ananon dit avoir été abusé, trahi, dupé et floué par des individus à qui ses géniteurs croyaient faire du bien. «On nous a arraché beaucoup de terres ici. Ceux qui ont fait cela ne peuvent pas se lever et montrer de vrais papiers attestant qu’ils ont acheté ces terres. Ils nous ont trompés pour arracher les terres. Nous souffrons ! En fait, nous avons prêté des terres à des amis pour qu’ils cultivent. Mais par la suite, ils disent à leurs enfants que ces terres ont été achetées. Ce n’est pas bon de se moquer des gens de cette façon. C’est triste, aucun de mes enfants ne dispose d’un lopin de terre pour cultiver ou construire, alors que j’ai moi-même nagé au milieu de dizaines d’hectares s’étendant à perte de vue dans ce village», s'indigne-t-il. Mais combien d’hectares au juste ? Entre 120 et 160, indique-t-il. Interrogés plus tard sur l’étendue des superficies de leur oncle, ses deux neveux, tous des étudiants parlent d’au moins «cent hectares partagés entre plusieurs villages de la localité».

Ceux-ci fondent leur argumentaire sur le fait que leurs ascendants étaient connus pour leur générosité, de sorte que même depuis les communes environnantes, des ouvriers venaient bailler la terre auprès d’eux.
En fait, ont-ils expliqué, Cyprien Ananon est le seul rescapé d’une nombreuse famille. Plus précisément, il serait le seul vivant de sa lignée, beaucoup de ses frères ayant péri miraculeusement dans les conflits autour des superficies querellées. «Ils ont vendu toutes les terres qu’on leur a loué», dénonce-t-il. Existe-t-il encore ne serait qu’un brin d’espoir ? «Si la nature peut faire en sorte qu’un jour, je puisse récupérer une partie des terres, ce serait bien. En effet, je souffre énormément, parce que je n’ai plus rien», implore Cyprien Ananon qui conseillera par ailleurs qu’il «faut faire très attention, car terre louée signifie désormais terre vendue». «Quelques années de bail suffisent pour que certains bailleurs estiment que leur argent a généré des intérêts pour le propriétaire terrien et se réclament propriétaires du bien d'autrui», dénonce-t-il, par ailleurs. Si l’Etat peut nous aider à régler ce problème, ce serait bien.
Face à la douleur qui lui ronge les tripes, il ne manque pas d’imaginations pour contrecarrer de tels actes. Ainsi, invite-t-il par exemple les pouvoirs publics à trouver un mécanisme de sécurisation des terres, de sorte que le premier acquéreur soit doté d’un droit immuable sur sa portion de terre. Aux autres personnes qui se trouveraient dans la même situation que lui, il leur demande d'«oublier la sorcellerie pour aller défendre leurs terres».